La Salle des Mariages

Cette terrible nuit ne se résume pas à ce temps passé en son épicentre. Ça ne s’est pas terminé d’un coup pour nous laisser tranquillement rentrer chez nous. Oh bien sûr, certains ont traversé Paris à toute allure dès qu’ils ont pu se retrouver dehors. Mais pas nous. Nous étions de ceux qui se sont retrouvés parqués dans les cours d’immeuble du voisinage.

J’y errais, hébété, levant les yeux avec appréhension, comme tout le monde autour. Comme si nous nous attendions à ce qu’une calamité déchire le voile de la nuit pour s’abattre sur nous. En fait, ce n’était pas du tout figuré. C’est très exactement ce qui nous rongeait l’esprit, nous sentions que nous n’étions toujours pas en sécurité. L. me semblait défaite, elle aussi, ce même air perdu qui nous caractérisait. Je sentais encore la brûlure d’avoir cru la perdre. Cette terreur aiguisée de la comprendre mortelle. C’est tout à fait idiot : je n’ai jamais vraiment réalisé que je pourrais mourir. Mais j’avais eu si peur pour L. J’avais envisagé son effacement soudain, et cette simple idée secouait mon cœur avec une brutalité inouïe, alors que je restais dans cette cour, dans ce froid, au milieu de dizaines d’âmes sonnées.

Après quelques heures, on nous a enfin rendu la liberté. Le temps de nous identifier et de livrer un bref témoignage de notre expérience aux agents présents. Alors que je sortais, je pensais que L. souhaiterait retrouver ses parents au plus vite. Mais les bienveillants qui s’agitaient partout nous proposaient de rejoindre la Mairie du XIème, où des gens compétents seraient disposés à recueillir notre histoire et notre angoisse. L. a bien senti que c’était une occasion unique. Elle avait parfaitement raison, j’en avais l’intuition : les temps à venir allaient être complexes et nous aurions vite fait de nous perdre dans cet inconnu. Toute carte, toute boussole, nous serait d’un précieux secours.

On est donc monté dans un des cars affrétés pour l’occasion. Je ne m’appesantirai pas sur l’inévitable pression des journalistes, ou sur la colère qui éclatait chez certains de nos comparses. Juste cheminer dans un Paris irréel, peuplé de colonnes de gyrophares balayant des rues d’un vide absolu. Arrivés à la mairie, nous ne nous pressons pas, on ne sait trop où aller, mais la sécurité civile est entièrement mobilisée pour nous faciliter la suite. On nous chauffe, on nous rassure, on nous guide, on nous café-madeleine. La salle du rez-de-chaussée est cependant déjà pleine à craquer. On ne sait pas si on va devoir attendre.

On vient alors nous chercher : « Suivez-moi, il n’y a plus de place en bas, alors on va s’installer dans la grande Salle des Mariages à l’étage. ».

Alors que nous grimpions le grand escalier, semblant sorti tout droit d’un conte de fée, je me tourne vers L. : « tu commences à comprendre mon stratagème à présent ? ».

Je souris largement en disant ça, riant presque. Je crois qu’elle rit aussi, mais sous cape. On ne sait pas trop si on a le droit, si c’est le moment. Mais j’en ai tellement besoin. De rire. De la faire rire. J’ai envie que le reste de sa vie ne soit plus qu’une suite de rires.

Mais pour l’heure, on nous fait parler, on nous écoute. Surtout L. qui est encore sidérée, comme je vais m’en rendre compte. Elle n’a raté aucun détail, et tout cela tourne dans sa tête et sort sans filtre. J’admire encore ceux qui ont recueilli ce discours, cette nuit-là. Quelle épouvante cela doit représenter pour eux, probablement aujourd’hui encore.

Je parle moins, je vois que L. en a plus besoin. Mais un jeune homme me prend à part pour me questionner à mon tour, ne pas me laisser à mon aimable mutisme. On discute quelques temps. C’est lui qui me dira une vérité essentielle pour les mois et années à venir : nous allions, L. et moi, passer par des étapes en grande partie similaires, mais nous ne le ferons pas au même rythme, et il sera donc vital de se comprendre et de s’attendre. C’était une révélation, cette notion de chronologies différées. J’avais anticipé le reste, mais ça, ça allait devenir ma préoccupation. A présent, je me dis qu’on a peut-être échoué face à cet obstacle aussi.

Je crois que dès cette nuit-là, dans la Salle des Mariages, j’ai senti le poids que ces événements allaient représenter pour nous. Et de fait, nous avons été pendant les premières semaines et mois un duo de combat méritant face à cette boule énorme qui envahissait nos vies. Nous appuyant l’un sur l’autre, on avançait, étape après étape, vers un retour à la normale relatif. Je crois que L. a même envisagé sérieusement qu’on ait un enfant. Ça n’a pas duré, le monde nous semblant au fur et à mesure bien trop cruel. De même, j’ai, je crois, vraiment songé au mariage (ce qui n’est pas du tout dans mes ambitions en temps normal).

Mais le plus marquant, c’est que alors que nous étions dans l’épicentre, L. m’a dit pour la première fois qu’elle m’aimait. Ce fut instantanément un baume pour moi, me permettant de tenir jusqu’à notre libération. Alors que nous étions dans la Salle des Mariages, à attendre qu’on s’occupe de nous, L. s’est tournée vers moi : « Tu sais, quand je t’ai dit que je t’aimais, c’est parce que je le pense vraiment hein, ce n’était pas juste parce que je croyais qu’on allait mourir ». J’ai bien senti alors que quelque chose clochait dans cette phrase. Mais elle a tellement gonflé mon cœur, comprenez-vous. Elle ne me l’a redit qu’une seule autre fois, qu’elle m’aimait, mais ça ne compte pas pour elle car c’était sous l’effet de l’alcool.

La vérité, c’est que j’ai tenu grâce à elle, et à notre amour supposé qui à lui seul donnait un semblant de sens à ce chaos : on en était sortis ensemble pour qu’on puisse s’appuyer l’un sur l’autre. Avec son départ, c’est le sens même de mon vécu qui s’est effondré. Et je deviens alors étranger à cette étape cruciale de ma vie.

L’autre nuit, j’ai rêvé d’elle. Je la serrais si fort dans mes bras que je pense avoir cessé de respirer dans mon sommeil. Elle me disait alors, sur le ton d’un reproche désabusé mais amusé, qu’elle savait que ça allait finir comme ça, que je ne la laisserais pas partir. Dès lors, réveil après réveil, ne me reste que cette simple question : comment renoncer, et vivre sans elle, sans ma propre histoire ?

 

There is a light and it never goes out 

Un commentaire sur “La Salle des Mariages

  1. Faut reconnaître qu’atterrir dans la salle des mariages ce soir-là, c’est un truc qui s’oublie pas, et je reconnais bien ton humour salvateur dans ces conditions, çà a du fuser, obligé de faire la remarque à L. en effet 😉

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