Inattendu

Ce n’était pas ce genre de garçon doué pour imprimer la rétine. Pas bel homme. Pas laid non plus. Pas franchement intelligent, sans être un idiot fini pour autant. Je ne saurais dire quand le mot médiocre a cessé de signifier « moyen » pour désigner quelque chose en deçà. Quoi qu’il en soit, et quel que soit le sens qu’on lui prête, ce terme me semblait le résumer idéalement. Un médiocre. Avec ses cheveux châtains ternes, ses yeux d’un brun passé et son mètre soixante-seize, il glissait dans le monde dans cet entre-deux propre aux invisibles. Et quiconque finissait par le remarquer, s’il ne passait pas un moment désagréable, ressentait ce curieux goût métallique qui nous assaille quand on a l’intuition qu’on aurait pu se dispenser d’une rencontre. Non pas qu’il était pénible, ni même simplement mauvais, mais juste inconséquent. Au point d’en être diffusément frustrant. Le fait est qu’on avait mieux à faire que de le côtoyer, mais sans pour autant avoir de bonne raison à lui opposer.

N’allez pas pour autant vous imaginer qu’il était voué à la réclusion. La vie d’ermite n’aurait su lui convenir. Il avait besoin des autres pour avancer, pour lui permettre de trancher, avant de faire ce qu’il pouvait. Quand bien même il pouvait peu. Et ne nous mentons pas, le manque d’amplitude n’est pas vraiment la moins partagée des tares. Il pouvait donc plus ou moins s’épanouir parmi ses pairs. Des heures de conversations d’une platitude infinie. A vrai dire, dans un tel environnement, même le silence semble dramatiquement plat. Ainsi, il s’était un temps acoquiné avec des petites frappes de son quartier. Des petites, hein, même pas des grandes. Il participait à quelques trafics pour leur compte. Consolider cet ersatz d’amitié. Il tapait dans le sac de temps à autres, histoire de s’aider à trancher. Ça facilite la vie, parfois, d’être un peu perché. Cependant il refusait obstinément d’être rémunéré. Il avait l’impression de ne rien faire de mal, en n’en tirant pas de profit. Evidemment, le moment venu, c’est lui qui a pris à la place de ses camarades. Le choix n’a guère été simple, mais il n’a pas balancé. Il n’y a de toute façon eu aucune conséquence, étant de toute évidence inoffensif. Dans le même ordre d’idée, alors que certains de ses amis s’étaient mis à collectionner les étiquettes de bouteilles de vin ou les timbres, lui s’était mis en tête de collectionner les antivols de grandes surfaces. Pas les produits appareillés, juste leurs antivols. Pour le coup, en parvenant à ne jamais se faire prendre. On retire sa gloire où on peut.

Parmi les siens, il s’était très tôt fait appeler Filou, laissant aux autres le soin de supposer qu’il s’agissait du diminutif de Philippe. Probablement son plus grand traumatisme. Il faut dire que son enfance ne s’était pas déroulée sans heurts. L’école comme un vaste terrain d’apprentissage de la cruauté humaine. Tout cela à cause de son prénom. Son père, toute sa vie durant, n’a jamais dissimulé son hilarité d’avoir pu le faire accepter comme étant un prénom d’origine suédoise. Condamnant son rejeton à des années de brimades. C’est que de toute évidence, c’est plus que compliqué à porter, au quotidien, Fotoflü. A ce niveau, ce n’était même pas vraiment une consolation que d’apprendre que s’il était né fille, il se serait nommé Vénériane. Il en voulait à son père bien sûr, mais sans parvenir à lui faire vraiment de reproches. Il y aurait pourtant eu de quoi, au-delà même de ce choix de nom qu’il était voué à dissimuler. C’est à son père qu’il devait cette incapacité à trancher. Il lui avait très tôt inculqué qu’il ne fallait pas avoir de pitié, qu’il fallait se montrer dur dans un monde impitoyable. Mais le reprenait systématiquement avec sévérité dès qu’il tâchait d’appliquer la leçon.

Bien entendu, même Fotoflü a été capable de se dégoter une épouse. Comme quoi, c’est vraiment à la portée de n’importe qui. Une femme plutôt jolie, d’ailleurs, et plus intelligente et bienveillante que lui. Mariage évidemment malheureux. Parce que s’il ne savait se comporter avec autorité face à la rue, au travail, aux autres en général, c’est au sein de son foyer qu’il se déchaînait. Des remarques blessantes, longtemps. Puis suffocantes. La première gifle n’a certes jamais fendu l’air. Mais s’il ressentait une honte évidente d’être rude avec elle, il s’avérait que c’était plutôt facile. Et que ça le déchargeait. Face à elle, il pouvait enfin être ce prédateur qui n’avait pu se réaliser. Il sentait bien que c’était profondément injuste pour elle. Mais il se résignait, vu que le constat s’imposait : c’était plus fort que lui. Bien qu’il ne soit pas doué pour faire passer ça pour une tragique preuve d’amour, sa femme semblait visiblement tenir à le voir ainsi. Alors elle restait. Chercher un sens aux choses revient parfois à se damner.

Il était donc le produit de son temps. De son incapacité. Un splendide médiocre. Qui aurait fait un parfait assureur, agent immobilier ou même ingénieur informaticien. Un employé sans talent, mais pas suffisamment mauvais pour être aisément licenciable. Un homme trimbalant son ombre floue dans un monde indifférent. Tellement inconséquent que son impact semblerait exclusivement négatif. Tellement inutile qu’on songerait immédiatement à son empreinte carbone, à son coût écologique ou social. Une dette ambulante. A vrai dire, le seul point positif qu’on puisse trouver à Fotoflü est qu’il n’existe pas. Il n’existe pas parce qu’il n’est pas né. Il n’est pas né parce que le sort a un vrai sens de l’ironie, et que dès lors je n’ai jamais été en mesure de le concevoir. J’attends vos remerciements. Sous vos applaudissements.

Il y a peu, j’ai donné un cours sur l’école française. L’idée étant de donner quelques clés pour comprendre ce qui pourrait se dire lors des réunions parents-profs. Rapidement, on m’a rétorqué que c’était difficile de gérer l’éducation, face aux influences extérieures, les copains d’école, tout ça. Discussion intéressante que j’ai tout de même conclue en précisant que c’était facile pour moi de prodiguer mes bons conseils, mais que c’était un peu du vent, étant admis que je n’étais pas père moi-même. Une participante congolaise est alors intervenue : « excusez-moi, monsieur… Je ne veux pas être indiscrète, mais… ça vous fait quoi à vous, les blancs, quand vous n’avez pas d’enfants ? » La question m’a surpris, et franchement amusé dans un premier temps. J’ai tenté une pirouette, puisant dans quelques facilités socio-culturelles. Mais je voyais bien que j’étais face à mes contradictions.

Je me souviens, lorsque j’avais quinze ans, d’un après-midi estival sur un banc de Biarritz. J’y évoquais avec des amis la grande fête que serait l’an 2000. Je me projetais, et je m’imaginais à 23-24 ans. Un petit boulot alimentaire, me permettant d’écrire ou de faire de la musique à côté. Une copine bien entendu. Et j’espérais qu’elle serait enceinte alors. Pas plus d’ambition que ça. Pour la petite histoire, il existe une photo du jour de l’an 2000, où on me voit dormir sur un canapé, le bras gauche ramené sur la tête, exhibant une montre indiquant 0h15. Et je me revois de même avec amertume au matin de mes 24 ans. Me réveillant dans ma petite chambre. Chez ma mère. Au chômage. Sans la moindre histoire d’amour à l’horizon. Je crois que j’ai mis des heures avant de me lever, ce jour-là, tant j’étais accablé par ce constat d’échec.

Plus tard, Y… C’est à ses côtés que j’ai compris que ce qui comptait pour moi, c’était avant tout de prendre soin de celle que j’aimais. Qu’un enfant serait un bonus, mais pas une fin en soi. C’était un sujet épineux, alors. Elle en avait envie, je crois. Moi aussi, en fait. Mais c’est aussi là que je me suis dit que, même si ça n’a rien de consensuel, on devrait toujours se demander quels parents séparés on ferait avant de tenter quoi que ce soit. Au-delà de cette question, Y. était de fait plus âgée que moi. Je craignais dès lors qu’on se fixe un objectif qu’on ne pourrait peut-être pas réaliser, ce qui aurait revenu à condamner notre couple. Je n’étais pas prêt pour ce pari-là. Oh bien sûr, durant ces années j’ai aussi joué le rôle de beau-père. Et l’expérience n’a rien eu de dissuasif. Le fait est que j’aimais profondément ce garçon, tout comme sa mère. Et qu’il m’est encore aujourd’hui pénible d’avoir renoncé à tout contact avec lui. Il en allait autrement avec L. Je rêvassais bien sûr à l’établissement d’un couple classique. Sous le même toit. Avec des enfants. Mais elle avait son besoin d’indépendance, qui par rebond m’est apparue inspirant pour moi aussi. Et elle ne voulait pas d’enfants. C’est sans doute un peu hâtif de le résumer ainsi. Je sens bien, même aujourd’hui, que ce sujet n’est pas anodin pour elle. Sans que je sache discerner si c’est un problème de pression sociale ou un tiraillement plus intime.

Il n’y a pas vraiment de mystère. C’est bien la Terrible Nuit qui m’a fait revenir sur ce désir de paternité. Pas tant l’événement en lui-même que le monde tel qu’il m’est apparu après cela. Je n’étais guère optimiste auparavant. Mais au moins pouvais-je me livrer à ces projections innocentes et égoïstes. C’est quelque chose qui est à présent brisé. Je suis le témoin d’un monde qui s’effondre, et ça me fait hésiter à faire un enfant qui n’aura dès lors d’autre choix que d’être victime ou bourreau. Il n’y aura pas d’entre deux. Et je vois bien maintenant que le mot même de victime est en train de regagner le sens qu’il revêt dans les cours d’écoles. Une insulte. Demandez à vos enfants, pour eux, la victime est le faible, celui qui mérite tout ce qui lui arrive. Je crois que nous sommes la dernière génération de victimes à être traitée avec bienveillance. L’imminence des désastres à venir, leur ampleur, font que se profile un monde dans lequel chacun se consacrera à sa survie, et n’aura plus guère de larmes à verser pour les malheureux alentours. La guerre refrappe à notre porte. L’échéance climatique est dépassée. Les maladies menacent. L’économie vacille. Vous qui nous avez plaint, quelle épaule sera là pour vous quand le tumulte grondera ? Et nos enfants ? Bien entendu, j’aimerais que mon enfant soit une personne de bien. Mais si tel est le cas, il ne sera pas armé pour cette aube émergente. Que pourrais-je lui transmettre, alors que je ne suis moi-même pas bâti pour ça ?

Je suis bien conscient qu’il n’y a pas de hasard à ces divagations. Je sais que ces questions me viennent au moment même où mon père approche de son crépuscule. Je l’ai vu le weekend dernier. Il ne va pas fort. Il avait un énorme hématome sur le crâne. Personne n’avait osé lui demander de quoi il s’agissait, supposant que c’était dû à son traitement. En fait, il avait perdu l’équilibre dans la salle de bain et était tombé sur son radiateur. Pour le reste, des hauts, des bas, toujours. Je sens bien que je me prépare, sous ma carapace. Un ami m’a récemment dit qu’il fallait que je profite de ces moments pour lui parler, pour lui dire ce que j’avais sur le cœur. J’en ai été interloqué. Mais j’ai beau y réfléchir, le fait est que je n’ai rien à dire. Ne vous méprenez pas. J’aime mon père. Je l’aime comme on peut aimer son père quand on n’a pas été particulièrement malchanceux à la naissance. Il n’a pas été parfait, c’est admis. Mais il n’avait pas à l’être. Je ne l’attendais pas. Je n’ai donc aucun reproche à lui faire. Ni spécialement de remerciements à lui présenter. Juste un amour simple et mesuré. Dans l’ordre des choses.

Arrivent néanmoins les beaux jours. Une ère de légèreté. Ressortir les chemises, s’apprêter un minimum. Sourires de circonstances. Faire le joli en quelque sorte. Ce qui m’aurait permis de renouer avec ces questionnements. Sauf que j’irai plutôt passer la soirée avec Serena. A mille lieues de tout ça. Elle ne sera pas mère, ne l’a jamais souhaité. Pourtant, elle m’a récemment envoyé une étonnante photo. On l’y voyait jouant avec le petit garçon d’un couple d’amis, à l’orée d’une forêt. Comme si plus rien alentour ne comptait. Ça m’a rappelé ces fois où des camarades s’amusaient de me voir les oublier pour peu que je sois absorbé par quelque obscure conversation avec leur progéniture. C’est assez rare, mais intense, sans que je puisse me l’expliquer, comme une connexion impromptue. Cette image m’a ému. A moins que je ne sois touché par la femme qu’elle n’est pas. Peut-être après quelques verres laisserai-je mon esprit vagabonder jusqu’à une paisible prairie, sous un ciel plus bleu, à l’air moins lourd. Où je pourrais rouler dans l’herbe d’un vert éclatant avec mes merveilles d’enfants, qui auront le bon goût de ressembler à leur mère. Ce ne serait pas tant rêver que me souvenir d’un songe lointain. Celui d’un monde qui s’ouvrait devant moi et que je pouvais trouver, si ce n’est facile, du moins affrontable. Alors je chasserai ces idées, puis rouvrirai les yeux sur le timide sourire de Serena. Et n’en éprouverai dès lors aucun regret.

 

O children
Lift up your voice, lift up your voice
Children
Rejoice, rejoice

6 commentaires sur “Inattendu

    1. Alors ça dépend de ce que tu savais… Pour être honnête, ce billet va être corrigé d’ici la fin du weekend. Je vais en changer la fin. Et expliquer pourquoi en commentaire, parce que je suis comme ça 🙂

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  1. Bon. Je crois qu’il faut parler cuisine. Vous l’aurez compris, ce format de blog, avec ces textes courts, me convient parfaitement aujourd’hui. Il me permet de ne pas me couper du lecteur, de ne pas m’enfermer. Confronter pratiquement en temps réel. Ça correspond à un besoin. Le corolaire est que je reviens bien souvent sur mes écrits pour quelques corrections mineures. Jusqu’à la récente mise à jour de l’ensemble des billets. Récemment, j’ai eu une longue discussion avec Katia au sujet de ma réappropriation du texte. Entamée en renommant certains lieux et personnages. La continuité en étant naturellement d’introduire un élément de fiction dans le récit. Ce que j’ai fait dans le post « Inattendu », avec cette fin tombée d’on ne sait où qui ne correspond à aucun élément réel. C’était m’autoriser à me détacher des faits, et ouvrir une porte vers une fin plus légère (oui, évidemment, tout arrive, et ça approche à grands pas). Sauf que d’une part, il s’avère que cette grossesse improbable ne me mène nulle part. Et surtout, et c’est là le plus dérangeant, elle représente une rupture du pacte tacite de Novembreries. Et je ne m’y fais pas. C’est le principe : ici, tout n’est peut-être pas réel ou exact, mais traduit ma compréhension du monde et de moi. Ici, je peux me tromper, mais pas mentir. C’est pourquoi j’ai enfin modifié le dernier paragraphe du billet, afin de revenir à l’esprit du blog, sans me trahir. Ça a pris du temps parce que si je peux corriger ou améliorer, c’est plus compliqué pour moi de réécrire. Ça me permet plus facilement d’amorcer la suite. Ça ne vaut pas nécessairement la peine d’une relecture, rien de franchement neuf ou décisif n’y apparait. Mais ça me semblait important d’expliciter ce faux-pas de ma part. Fallait que je sache. C’est à présent le cas. La fiction sera peut-être pour un prochain projet, on verra bien. On en parlera le moment venu. Merci en tout cas de votre compréhension.

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  2. Comme des fois je lis les blogs la nuit pendant mes insomnies, je ne réponds qu’en esprit puis j’oublie d’y revenir ; mais bien qu’en retard, merci pour m’avoir signalé ça ! Effectivement il vaut mieux ainsi, allez ! Au moins dans la vraie vie 😉 Bref, sinon, ça me parlait tellement, tout le texte. As usual.
    J’ai moi même beaucoup réfléchi au sujet du personnel et de la sincérité de l’auteur. Sujet profond mais je trouve qu’en effet il vaut mieux garder son propre récit et l’auto-fiction séparés. Quitte à se perdre un peu, comme tu le dis. 🙂
    A bientôt avec un nouveau billet j’espère 🙂

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