Déclivité

Ici, c’est Novembre. Qui semble ne jamais toucher à sa fin. Un mois propice aux bilans amers. Où se fait jour notre incapacité. Où l’on réalise que l’on n’a ni su, ni pu. Et qu’il reste trop peu de temps pour parvenir. Un mois à l’étrange et morne lumière. Novembre qui impose partout son manteau crépusculaire. Quand bien même un inattendu rayon de soleil se frayerait un chemin jusqu’à mes pieds, les choses resteraient ternies sous son éclat. Car ici, c’est Novembre. C’est Novembre, et maintenant, c’est jeudi. Jeudi est le Novembre de la semaine. Ce jour où l’on en a trop fait, pour pas assez. A moins que ce ne soit l’inverse. Et que la fin est trop lointaine pour que son idée même puisse nous soulager. Ce jour où l’on demeure enfermé dans le tunnel du trop tard. Sans pouvoir faire moins qu’avancer, sous peine de voir l’air se raréfier. Serrer les dents en attendant l’hypothèse d’un repos prochain, même s’il paraît inaccessible. Tromper notre perception en glissant un verre précoce quand arrivera la fin de journée, faire mine d’oublier qu’il faudra remettre ça demain. Demain comme un autre Jeudi. Car demain sera Jeudi. Un Jeudi de Novembre.

Rien ne semble capable d’altérer cette anomalie. Comme une page d’un calendrier que plus personne ne songerait à tourner. Ce qui arrive lorsqu’on n’a pas de bras. Avant même de se soucier du chocolat. Peu importe, en Novembre, il aurait perdu de sa saveur, ferait même grimacer. En Novembre, même les bonnes choses semblent périmées. Avoir trop attendu, depuis Pâques d’une autre année. Avancer encore, dès lors, au milieu de ce temps figé. Reprendre sa route, affronter la pente. Et pousser toujours cet invraisemblable rocher. Une vaste matière noire pour s’épuiser sur le moindre pavé. Pousser, invariablement, sans jamais céder. Même si on finit par douter que nous attend un sommet. Comme lorsque dans la chute on ne croit plus au plancher.

Eprouver cette ascension, sa fatigue inhérente. Sans trêve. Faire sien son rythme désolant. Pousser, gravir ; glisser, dévaler. Cul par-dessus tête, à nouveau au pied. Avec cet éternel boulet. Mais même exténué, même blessé, se relever. Et recommencer. Pas renaître. Ça n’existe pas les renaissances. Les cathédrales peuvent brûler, elles seront alors réparées, bricolées. Elles resteront elles-mêmes, juste changées. Evoluées. Empreintes d’un passé. On ne peut pas faire moins. Alors on continue. Sans trop savoir. Escalader encore. Encore. Même si les gravats successifs semblent se greffer au fur et à mesure à ce poids devant moi. J’ai démoli à peu près tout ce qui pouvait l’être. Je le ferai encore, que je le souhaite ou non. Quitte à me charger toujours plus. C’est ainsi. C’est la règle. Même un freluquet comme moi finira par sentir la tension dans le corps, dans les muscles, le cœur qui bat à tout rompre, à mesure qu’il poussera son bordel le long de la pente. On n’échappe pas à ces chemins-là, ni à l’effort qu’ils exigent.

Ne pas pour autant éluder la question. Je l’entends bien, évidemment. Pourquoi pousses-tu ? Parce que c’est trop vaste, voyons, et qu’il n’y a pas de prise. Je ne peux pas le tirer. Répétez. Pourquoi pousses-tu ? Peut-être simplement parce que sans cette boule sombre devant mes yeux la lumière serait trop éclatante. A moins qu’elle ne me prémunisse contre la désolation qui s’ouvre à moi. Qu’en sais-je… Répétez, une dernière fois. Pourquoi pousses-tu ? Parce que je ne peux pas faire sans. Parce que ce rocher est indissociable de moi. Il en fait partie intégrante. Et que je ne veux pas crever en bas. Pas sans essayer. Ça n’a sans doute pas de sens. Et je ne suis probablement pas assez fort, n’ai pas mangé suffisamment de soupe. Mais ne me reprochez pas de vouloir. Ni même de souhaiter vouloir.

Est-ce ainsi alors que tout cela finit ? Mais que pouviez-vous espérer d’autre ? Il ne s’agit pas ici d’une histoire, mais d’une vie. Que je suis voué à poursuivre. Et le jour où j’en aurai fini de persister, je ne pourrai d’évidence le raconter. Les vraies histoires n’ont pas de fins propres. Les vraies fins sont des interruptions. Des fauchages. Qui laissent les réponses s’échouer. Pourtant, au pied de la montagne, je sais à présent que Novembre est arrivé à son terme. Alors que le soleil vient me caresser le visage, il m’apparaît que nous sommes à présent en Janvier. Ce mois à l’étroit entre l’échec d’une année et l’épreuve d’une nouvelle. Janvier comme un signal pour recommencer l’ascension. Janvier et l’effroi de la tâche qu’il nous reste à accomplir. C’est Janvier. Mais finalement nous sommes Mardi. Mardi, le jour où il n’est plus temps d’être accablé. Mardi, le jour où dorénavant il faut. Où il faut bien. Ou mal. Mais il faut. Pas de conditionnel possible ici. Il n’est plus temps d’espérer, d’escompter. Il faut continuer. Coûte que coûte. Mardi comme un hier qui ne peut plus peser, et un demain qui n’existe pas. C’est mardi ou crève. Le jour où vient le moment d’éteindre la lumière sur les Novembreries. Car la nuit, Terrible ou Merveilleuse, aboutit toujours à un lever de soleil. Un nouveau jour. Un mardi de janvier. Souffler la bougie sur les contes d’un automne éternel. Et voir l’aube se lever sur les Janviérités.

 

And you’ve been so busy lately that you haven’t found the time
To open up your mind
And watch the world spinning gently out of time

3 commentaires sur “Déclivité

  1. Un petit temps de digestion plus tard… C’est donc (enfin) fini, les Novembreries. Il faut bien, à un moment. Mais si je ne compte donc plus alimenter le blog, la page Facebook liée restera néanmoins active, histoire notamment de vous faire part des actualités du bidule, ou de la mienne s’il y a lieu. D’une part, concernant les lectures et la mise en scène en préparation. Je vous rappelle d’ailleurs que si vous avez un lieu à proposer pour une lecture, vous pouvez me contacter ou voir directement avec Katia (Cie Baba Yaga). D’autre part, ce n’est pas un secret, j’envisage de faire publier le texte. Mais vu que je ne connais pas grand chose à ce domaine, et que je ne suis guère à l’aise avec l’exercice, je suis preneur de tout conseil ou retour d’expérience au sujet de l’édition. Ça peut même être une occasion pour un verre. Ce que j’en dis, hein… Et en parlant de verre, on va sans doute se faire un petit pot pour le 100eme abonné. Enfin là, ça ne bouge plus trop, donc buvez de l’eau en attendant, c’est important. Quoi qu’il en soit, je tenais à vous remercier encore une fois pour votre attention, votre soutien et votre bienveillance, tout au long de cette longue année. Vos encouragements et commentaires m’ont été précieux. Ils le sont toujours, à vrai dire. Et si les fins vous rendent trop triste, vous trouverez ci-jointe mon épaule pour enfouir votre chagrin. De rien, ça me fait plaisir, et le pull ira au pressing de toute façon (ce texte a été publié sur Facebook, vous devrez donc vous passer ici de la photo rigolote).

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