Samson

Comment marquer le changement quand rien ne semble avoir changé ? En apparence, du moins. Juste cette impression que quelque chose avait pivoté, selon une mystérieuse géométrie. Comment donner une identité à ce que l’on pressent être une nouvelle ère ? A quoi peut ressembler la révolution ? Ce sont des questions qui se sont imposées dans les mois qui ont suivi la Terrible Nuit. Indubitablement, le fond de l’air n’était plus le même. Il me fallait juste mettre le doigt sur l’évidence. La révéler. Que ce ne soit pas juste ma propre circonvolution. Je souffrais de ne pas trouver le moyen de faire ressortir cela. Sans doute aurai-je secrètement aimé me mettre à écrire alors. Autant dire qu’en ces heures, je me trouvais face à une page blanche existentielle, qui me semblait insurmontable, comme si aucune encre n’aurait su tenir. J’ai beau jeu d’accuser une circonstance exceptionnelle, une main divine, ou que sais-je. Le fait est qu’aucun mot ne me venait alors. Ou du moins, rien qui puisse faire sens. Je n’avais, me semble-t-il, rien à raconter, simplement. Certes, deux ans plus tard, j’ai enfin contourné le problème en ne me foulant pas, en me contentant d’exprimer littéralement ce qui me passait par la tête. Ce n’est pas rien, je ne dis pas le contraire. C’est même essentiel pour moi. Et tant pis si je reste définitivement infoutu de raconter autre chose. De raconter une histoire. Toujours est-il que deux ans, c’est fort long quand on ressent un besoin intangible.

Cette absence d’étape explicite, de succès personnel, résonnait comme un manquement. Une soif inextinguible dans cet après incertain. C’est L., une fois de plus, qui m’aura donné l’impulsion pour compenser : arrêter de fumer. J’ai réussi, du coup, bien que n’en ayant nullement envie. Une victoire dérisoire. « Regardez, j’ai survécu ! Alors voici mon apport au monde : fini les clopes ! ».  J’ai beau retourner mon succès dans tous les sens, la fierté n’atteignait pas des strates insoupçonnées. Néanmoins, je dois en convenir, le nuage qui m’entourait en permanence avait disparu. Je n’étais donc plus tout à fait le même. En me reconnaissant, on devait reconnaître de même mon changement. Même si deux ans plus tard, la fumée a resurgi, plus imposante que jamais.

Il y a pourtant eu autre chose. Moins évident, peut-être, mais en un sens plus constitutif d’un moi fantasmé. Après la Terrible Nuit, j’ai cessé de me raser. Tailler, raccourcir, admettons. Mais on n’aura plus jamais vu mes joues ou mon menton depuis. La barbe en soi n’était pas une nouveauté. J’ai commencé à la porter très tôt. Encore adolescent. C’est parfois dans la plus pure des flemmes que se constitue un visage. Ça poussait, des semaines, des mois durant. Puis hop, plus rien. Je repartais à zéro. Le poil sisyphéen dans toute sa splendeur. C’était une négligence vaguement crade qui se mariait parfaitement à ma grunge jeunesse. De quoi peaufiner un romantisme inassouvi. Parce qu’il va de soi qu’en me revendiquant au monde de la sorte, je pouvais m’amouracher aussi gaillardement que possible, je n’étais guère paré à une quelconque réciproque. Ou du moins m’en étais-je convaincu. Les souffrances du jeune Werther’s Original, j’en suis désolé mais ça me fait encore ricaner.

Adulte, j’ai persisté à entretenir ce pilaire, alternant barbe plus ou moins hirsute et cheveux plus ou moins longs. L’absence de style, finalement, c’est déjà un style en soi. Et en vieillissant, même si je continuais à me trouver illégitime aux sentiments, je cessais progressivement de me percevoir comme inéligible aux yeux des femmes. Ce n’est qu’à la quarantaine que j’aurai vraiment renoncé à cette dépréciation permanente. Ou plus précisément, que j’ai simplement arrêté de me juger. Je ne sais pas si c’est cette barbe identitaire qui m’y aura amené. Mais le fait est qu’elle était enfin devenue l’emblème de mon époque. Qu’elle était la matérialisation de cet homme de l’après, celui qui était advenu. Un moi que je reconnaissais, que j’autorisais à être au monde, qu’il s’y épanouisse ou pas. L’heure était venue d’abandonner les questions narcissiques. Je n’avais plus à m’excuser d’exister : j’avais une barbe. Non : j’étais une barbe.

Une barbe changeante. Sombre selon mon humeur. Vivace et éclatante quand il me prenait de rire. Blanchissant discrètement à mesure que la vieillerie gagnait du terrain. Un maquis où perdre mes doigts, quand je me perdais dans mes pensées. Un barrage entre moi et l’univers.  Un masque qui laissait croire que j’avais à cacher. Alors que c’était précisément l’inverse. Sans doute ceux que j’aime le savent-ils : c’est précisément ainsi que je ne dissimule plus rien. Une identité, enfin.

Le sujet peut sembler anodin. Et chacun aura bien l’intuition de pourquoi il surgit aujourd’hui, au milieu des heures suspendues. La tétrapiloctomie, chère à Umberto Eco (j’ai une infinie tendresse pour le Pendule de Foucault). Les semaines passant, le poil poussait hors de toute proportion. Une caricature de naufragé. Et, même si l’exercice se fait fort rare en ces temps d’exception, une moustache démesurée commençait à rendre pénible la moindre dégustation de bière. Alors sans doute me fallait-il réagir tant que j’étais loin des yeux.

La bombe de mousse à raser, chargée d’un virilisme du siècle dernier, me promettait de traiter ma « barbe difficile » tout en respectant pieusement ma « peau sensible ». Un argumentaire lapidaire à lire d’une voix grave. Je n’ai rien débroussaillé au préalable. J’ai juste attaqué l’ouvrage de mon trois-lames à bande apaisante retrouvé miraculeusement au fond du placard de la salle de bain. La musique retentissait fort dans tout l’appartement, alors que je déposais les touffes fraîchement fauchées sur un mouchoir (en plein confinement, ce n’est absolument pas le moment de boucher le syphon. Un génie du crime, je vous jure…). Répéter méthodiquement ces mêmes gestes pendant plus d’une demi-heure. Je ne me suis interrompu que pour réaliser un autoportrait à moustaches, qui n’aura d’autre finalité que d’alimenter mes soirées vouées à la détestation de soi. Puis ce fut fini. Terminé. Juste une peau lisse. Les deux ou trois petites coupures étaient déjà redevenues invisibles.

En conférence avec Pagaille et Vie, on m’aura dit qu’on ne me reconnaissait pas, que c’était déstabilisant. Céci, elle, trouvait que c’en était fini pour moi de me planquer. Pour Inès, j’ai simplement remonté le temps de dix ans. Tous ne m’avaient jamais connu sans. Et mes plus vieux amis auront sans doute simplement oublié à quoi ça pouvait ressembler. Je souris bien sûr de ces réactions, alors qu’un vent matinal me fouette d’une façon inédite.

C’est au sortir d’un événement extraordinaire que ma barbe est devenue indissociable de mon identité. Il en aura donc fallu un nouveau pour y mettre un terme. Je peux me sentir nu. Je peux me dire que c’est le crépuscule de toute sexualité pour moi, mais c’était déjà le propre de cette réclusion forcée. La vérité… La vérité, c’est que cela ne change rien. Que cela ne me change en rien. J’ai passé des années à me rassurer de cette omniprésence bienveillante, de ce coton réservé. Mais cela n’importe pas. Dalila s’est épuisée en vain. Ainsi les légendes s’échouent sur les récifs invisibles. Je n’ai pas à aimer ou pas. Un Je comme hier. On peut bien ruiner les châteaux, s’ils ne s’imposaient que pour nous distraire. Rien de plus, rien de moins. C’est sans doute ça le plus effrayant : il n’y a de sens que fabriqué, et il peut s’évanouir en un claquement de doigts.

Mais ne nous méprenons pas. C’est bien ici l’œuvre d’un fin stratège : dans trois semaines, tout aura repoussé. J’aurai retrouvé mon sourire broussailleux. Renforcé d’une conscience nouvelle : rien de tout cela n’est si grave, tout y tient plus du jeu.

 

We couldn’t bring the columns down
We couldn’t destroy a single one
And the history books forgot about us
And the Bible didn’t mention us, not even once

3 commentaires sur “Samson

  1. J’avais envie de commenter ce très beau texte par un « Va te faire enculer Nick Cave » mais t’as conclu avec du Regina Spektor.

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