Pour Ceux

Quelques semaines avant que ne débute notre grande réclusion, mes amis Ben et Inès m’ont fait le plaisir de me rendre une petite visite, dans mon quartier. Je resterai raisonnable quant au privilège que cela représente, à vrai dire, vu que c’était leur quartier bien avant d’être le mien, jusqu’à ce qu’ils ne se décident à couler des jours sans doute trop paisibles en proche banlieue. Autant dire que l’effervescence du nord de Montmartre leur manque. C’était donc une admirable occasion de vérifier la température des fûts dans quelques éminents établissements locaux. Ce qui nous a conduit dans un de leur repères historiques, la Divette. Un bar aussi discret qu’immanquable, tout en profondeur, à la gloire de l’AS Saint-Etienne, du rock’n’roll et du baby-foot. Une authentique institution du coin. Et comme souvent, au-delà du lieu, c’est un homme qui incarne tout ça : le Grand Serge. Débonnaire et bourru, à la carrure de rugbyman, c’est le genre de taulier à qui on a envie de confier un hipster, juste pour le plaisir de le voir l’envoyer rudement bouler. Des décennies de comptoir lui auront appris à choisir sa clientèle, à profiter de ses favoris. Et donc de traiter Inès et Ben avec une touchante chaleur. Il nous a sorti son tord-boyau, tout en s’enquérant des nouvelles de ses protégés. Il sait évidemment quelle tragique péripétie nous unit, et c’était donc tout le cœur de la conversation. Les clients disparus, ceux qui ont fait un disque à leur mémoire, comment on vit l’après. C’est au cours de cet échange qu’il a lâché la phrase. Cette phrase si souvent entendue qui désarme les auteurs de guides de développement personnel à travers le monde et condamne la plupart d’entre eux à n’exister que dans la paraphrase. « Vivez pour ceux qui ne sont plus là ».

Vivre pour ceux qui ne sont plus là. Une injonction répétée ad nauseam depuis cinq ans. Jamais personne ne pense à mal, bien sûr, en prononçant ces mots. D’ailleurs, nombre de mes pairs les ont intériorisés au point d’en faire leur propre maxime. C’est supposé être un encouragement, sans nul doute. Laisser entrevoir une vie qui s’ouvrirait devant nous. C’est une facilité, surtout, assurément. Une façon de couper court au débat. De dire qu’on ne sait pas quoi dire. Les quidams ne se le disent pas entre eux. Ils réservent la sentence à ceux qui ont perdu qui leur était cher, ou à ceux qui survivent aux catastrophes. Personne ne se découvre spontanément un tel devoir impérieux. Cette responsabilité. Car c’est avant tout une culpabilisation. Il faut être à la hauteur de ceux qui ne sont plus là. Attraper le flambeau qu’ils nous tendent. C’est dès lors un impératif moral que de ne pas le laisser échapper. La vie comme une absurde et impitoyable course de relais. Les disparus se réunissent-ils sur un nuage, scrutant nos faits et gestes avec sévérité, prêts à sanctionner nos moindres impairs, guettant jusqu’à nos plus honteuses fautes d’orthographe ? Ecrivez juste pour ceux qui n’ont plus d’encre.

C’est là l’un des principaux atouts de l’athéisme que de nous prémunir d’un tel tribunal métaphysique. Mais si ceux qui ne sont plus là s’en foutent, encore faudra-t-il composer avec le grand jury des vivants. Ce n’est pas une mince affaire, quand on ne sait pas quelle est notre dette, ni auprès de qui l’on doit s’en acquitter. Les proches des partis attendent-ils quoi que ce soit de nous ? Je ne suis guère convaincu qu’ils éprouvent la moindre paix à nous voir débarquer à leur table, le dimanche, pour occuper la chaise laissée désespérément vacante. Finissez votre assiette pour ceux qui n’ont pas de pain. Ce qui peut être une culpabilisation pour nous est une insulte pour eux. Il n’y a pas de loi de Lavoisier pour les cœurs. Rien ne se crée, rien ne se transforme. Il n’y a qu’à perdre. La douleur est un incendie que rien ne sait éteindre. Tout au plus pourrons nous le contenir. Bien entendu il y a une vie de l’après. Mais elle se construit autour d’une béance.

Ou bien on peut décréter que tout est simple. Qu’il y a un rendu pour chaque prêté. Une nature qui aurait horreur du vide, qui jouerait sa balance à l’équilibre permanent. Bandez pour ceux qui ne le peuvent pas. Je n’ose songer à votre allégresse quand, en plein coup de mou, vous avez une pensée pour les millions d’érections herculéennes qui prolifèrent à travers le monde. Ça turgesce à tout va alors que vous vous recroquevillez au pied du lit. Toute une humanité pour vous compenser dans votre défaillance. Ne me dites pas que vous ne voyez pas là de quoi vous réjouir. Le fait est qu’on ne peut pas vivre pour ceux qui ne sont plus là. Ce serait une condamnation. Ils ne peuvent plus se planter. L’échec restera donc notre apanage, notre inéluctable. Et nous ne vivrons pas plus pour ceux qui leur survivent. Ils n’en demandent pas tant. Vivre pour qui alors ? Pourquoi ?

Cela fait deux mois que nous sommes cloîtrés. Deux mois que nous nous sommes extraits de la marche. Pour moi comme pour nombre d’errants de la terrible nuit, on le sait, c’est notre heure, enfin. On se tortille sur nos chaises, à qui lèvera le doigt le plus haut. « Moi, maîtresse ! Je sais ! Je sais ! » Des années à peaufiner notre art, à aiguiser notre inaptitude, et enfin on trouve la question à notre réponse. C’est la cata, que doit-on faire ? Facile pour nous. On va juste se rouler en boule dans un coin de la chambre, les yeux dans le vide, à tâcher de faire plus de bruit que la musique. Restez chez vous pour ceux qui ne le peuvent pas. Notre vie si précieuse, notre ambition sans mesure, aujourd’hui, c’est d’apprendre à réduire la voilure. Être petites souris. Notre héroïsme. Notre dette envers ceux qui se battent. Ou qui n’ont simplement pas le choix. Les fresques historiques des années à venir ne coûteront pas cher en effets spéciaux. Ni en figurants, à vrai dire. Une vie réduite à ses plus infimes particules. On peut bien se gargariser de sens, multiplier les projets, se maintenir dans une permanente activité, rendre tout cela aussi photogénique que possible, le principe même du vivant n’en est pas moins ramené à son élémentaire : respirer. Respirer juste plus que les morts. Une définition en soi, débarrassée de toute sa dentelle. Il n’est pas anodin d’ailleurs que la maladie qui nous menace s’attaque précisément à notre souffle. L’espoir peut bien se faire la malle. Tant qu’il y a du souffle, même ténu, il reste de la vie.

Vivre pour soi. Pour ses missions intimes. Pour ses grandeurs à venir, qui sait ? Ou juste pour être là, encore. Plus que ceux qui ne le sont plus. Subsister parmi l’adversité.  Vivre pour que perdure l’éventualité de retrouvailles.  Pour ne pas manquer trop fort, trop tôt. Pour ne pas devenir peine à son tour. Dans quelques heures, la France va commencer à desserrer la ceinture. Chacun devra dès lors apprendre à jongler avec des pulsions contradictoires. J’observerai ça depuis le balcon, comme depuis un nuage. Rien ne sera amené à changer ici, dans les jours à venir. Rien ne l’exige. Juste laisser filer le temps, encore. Les grands jours, peut-être, écrire. Quitte à me répéter, encore. Ce qui serait sans doute l’expression la plus parlante de ce qu’est la vie confinée. Vivre pour ne pas être oublié trop vite.

 

Why they hide their bodies under my garage?
Under my g-, under my garage

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