Barbra

(Ce texte a été initialement publié ailleurs le 1er Décembre 2019. Mais vu que j’ai du temps à tuer, tout comme vous, et que j’ai un peu changé mon fusil d’épaule concernant cet espace, je ne vois plus aucune objection au fait de le reproduire ici. Il y a sa place. Et puis on pourrait presque remplacer « Barbra » par « Confinement » et ça continuerait à peu de chose près à faire sens).

Le grand jour est imminent. Demain, enfin, on va me l’enlever. Epilogue poussif du feuilleton de l’automne.
C’est au matin du 15 Août qu’elle m’a lâché. Très exactement à 30 minutes de mon départ pour le Cantal. Le cycle s’est bien terminé, mais j’ai constaté, non sans une certaine déception, que le voyant de sécurité refusait de s’éteindre. Une demi-heure. Pas le temps de faire une vidange manuelle. Serena a eu la gentillesse d’accepter de s’assurer durant mon séjour que la machine n’avait pas profité de mon absence pour se répendre sur le carrelage de la cuisine.
A mon retour, le temps de réunir le peu de courage que je pouvais abriter, j’ai donc entrepris de faire cette vidange. Longue et pénible, vaguement décourageante. Une fois achevée, miracle ! Le cycle a repris. Du moins le temps de re-remplir la machine de flotte. Là, j’aurais pu paniquer devant la légère odeur de brûlé, mais j’ai juste soupiré, parce qu’on a la classe ou on ne l’a pas. Il m’a fallu des jours pour finir cette deuxième vidange (j’ai pris mon temps, histoire de préserver la cordialité de mes rapports avec le voisin du dessous). C’est uniquement une fois que j’en ai fini avec ce pénible exercice que le lave-linge a jugé opportun de se mettre à fuir (le lave-linge… La machine à laver… Comme quoi, le casse-couillisme n’a pas de genre). Pas beaucoup. Juste un peu. De quoi me contraindre à essorer la serpillière toutes les quatre ou cinq heures. Ça sentait fort le désarroi, mais je tenais néanmoins le rythme.
Durant tout ce temps, évidemment, l’histoire était devenue l’une des favorites du bistrot. On ne manquait pas de me demander quotidiennement où j’en étais avec mon monstre. Le sujet était à ce point récurrent qu’une amie a suggéré qu’on lui donne un petit nom. Quelques propositions plus tard, j’ai finalement accepté « Barbra ». Parce qu’effectivement, elle était stressante. Du moins le prétendais-je, histoire de résumer un peu le sentiment complexe qui m’animait par rapport à la bête, et l’ombre permanente qu’elle projetait sur mon quotidien. Je compensais en allant régulièrement à la laverie, ce qui a fini par me valoir un chatoyant eczéma, parce que je ne me refuse aucun petit plaisir de la vie, vous pensez bien.
Après quinze jours d’essorage monacal, on a enfin pu mettre un terme à cette fuite, avec l’aide de mon propriétaire. Même si on en est alors resté à se gratter le crâne en se demandant comment extraire l’engin de la cuisine en vue de son remplacement. J’aurais dû alors m’atteler à l’élaboration d’un plan d’attaque forcément brillant et efficace. Mais j’ai surtout profité de la situation pour me pencher sur tout ce que j’avais mis de côté à force d’épongeage compulsif. Il y a une dizaine de jours, finalement, Baloche m’a pris entre quatre yeux pour me faire admettre que j’avais besoin d’aide. Ça ne nous a pris qu’une grosse demi-heure, le samedi suivant, pour enfin libérer Barbra. Qui trône à présent dans mon entrée, impériale. Elle n’a pas bien fière allure, évidemment. Et je vois bien, à travers le hublot, qu’une vie autonome commence à prospérer dans le tambour. Parce qu’on n’a évidemment jamais réussi à l’ouvrir, et donc à récupérer les draps et serviettes perdus pour la cause. Le malheureux qui un jour parviendra à la déverrouiller libérera sans doute une pandémie inédite que l’humanité ne sera pas prête à combattre. Vous m’en voyez navré.
Je ne suis pas fort en maths, mais je peux quand même constater que ce feuilleton aura duré plus de trois mois. Trois mois… Mais qui peut donc rester avec un lave-linge en rade plus de trois mois ? Un démissionnaire, bien sûr. Quelqu’un qui s’avère incapable d’affronter le monde, en gros. Rapidement, j’ai spontanément commencé à ignorer l’existence de Barbra. Puis progressivement, c’est toute la cuisine que j’ai niée. A présent, c’est le cas pour tout mon appartement. A se demander s’il y a une limite à cet engloutissement de la conscience.
Paradoxalement, je ne ressens pas de réel soulagement à l’idée de son départ. Je n’en perçois pas la libération. Car sur quoi à présent va se cristalliser mon insuffisance ? Sur rien peut-être. Peut-être vais-je simplement la laisser se déverser sur le parquet. Traîner inlassablement cette impuissance de mon lit au bureau. La balancer sous la douche, quand je me dirai qu’il fait trop froid. Songer un instant qu’il faudrait que je fasse un effort, puis me replonger dans cette routine bordélique. Je n’en sais rien, en fait. On verra bien, hein.
So long, Barbra… Et merci d’embarquer ton ombre avec toi.

 

You can swing, you can flail
You can blow what’s left of my right mind
(I don’t mind)

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