Constance

C’était un de ces dîners de boulot comme la boite nous en offrait régulièrement. Dans un restaurant plutôt huppé, comme d’habitude dans le cadre de ce projet. Toute l’équipe informatique était réunie pour l’occasion, autour de notre Pape américain. J’en étais siroter mon verre de vin comme un châtelain (on ressemble tous à des aristos sur le tard, dans ce genre d’événement), discutant avec un manager hollandais fraîchement arrivé. Un gaillard gigantesque, tellement grand qu’il me semblait interminable. A un moment, il m’expliquait se sentir mal à l’aise de par sa situation privilégiée. Un salaire étourdissant, une grande maison dans une banlieue chic payée par le Projet. Il avait le sentiment que c’était trop, que ça n’avait pas beaucoup de sens. Je souriais face à lui, avec l’assurance du sage tombé du comptoir. Je lui expliquais donc qu’il n’y avait pas lieu de s’en inquiéter. Si on était prêt à lui faire un tel pont d’or, c’est qu’on estimait qu’il était la personne idéale pour son job. La pièce indispensable à une mécanique de précision. Que c’était le problème de son patron, dès lors, pas le sien. Et que nous n’étions que les rouages d’un système injuste et déconnecté du réel sur lequel nous n’avions aucune prise. Bien sûr, le fossé entre ce qui se vivait ici et le quotidien du commun des mortels était vertigineux. Mais alors, ceux qui se sentent broyés par ce système finiraient par se soulever et réagir violemment contre cette absurdité, et ce serait sans doute précisément à La Défense que ça éclaterait. Je le pensais vraiment. Ma situation de prestataire français avait beau être aux antipodes de celle de mes collègues expatriés, j’avais la conviction que j’étais de ces œufs chétifs qu’on brisait sans sourciller pour les omelettes révolutionnaires. Cette discussion m’a marqué. D’une part pour son coté incongru dans un univers si clinquant. Et d’autre part pour la date. C’était le 6 janvier 2015. Et le lendemain, il apparaîtra que l’injustice sociale ne pèse rien, puisque ce sont juste quelques dessins qui feront s’abattre la fureur et la mort sur Paris.

C’était le début d’une période de sidération. A suivre le parcours sanglant des tueurs, heure par heure. A ressentir ce besoin viscéral d’union. J’avais perdu, comme beaucoup, des figures intégrées de longue date à mon paysage intellectuel. Et j’étais indubitablement solidaire des victimes, de leurs proches. Pour autant, je ne me revendiquais pas Charlie. Encore une fois, je n’aime pas les canards sans tête, et ne voulais pas d’un slogan qui finirait invariablement par être porteur d’un discours que je ne reconnaîtrais pas. Une période durant laquelle on se sentait collectivement tristes et désorientés. Ensemble.

Ces derniers jours, ça commémorait donc encore. Discrètement, me semble-t-il. Peut-être n’ai-je cette impression que parce qu’il me parait criant que l’union a depuis longtemps volé en éclats. Ce n’est qu’aujourd’hui que je réalise que l’acte officiel de rupture avec L. date également d’un 7 janvier. Peut-être n’est-ce pas plus mal. Ça évite de faire trop de croix noires dans le calendrier. Cette année, aux premières heures de cette date, je serrais une femme qui m’est chère dans mes bras, aspirer comme je pouvais son désarroi avant de veiller sur sa nuit. Conclusion rassurante d’une étrange semaine.

Le réveillon était une épreuve que j’appréhendais, c’est évident. Mais ça avait commencé la veille, en fait. Le neveu de L. m’avait invité à fêter ses treize ans en famille. Ça m’a surpris, bien sûr, et décontenancé. A cet âge on combine à la fois affection et calculs innocents. Si l’ex-tonton sympa vient, ça fait un cadeau en plus. Pas con. La proposition m’a pris à la gorge, mais je n’ai pas vraiment hésité. Pour ne vexer personne. Et parce que j’avais envie de revoir ce petit monde. Par affection. Et par coupable calcul, je présume. J’ai treize ans, en fait. Tout le monde était là et m’a chaleureusement accueilli. J’étais sincèrement content de revoir ses parents, sa sœur, neveu et nièce, la cousine chouchoute. Sauf L. Du moins pas pendant longtemps. Elle souffrait d’une atroce migraine, comme ça peut lui arriver de temps à autres. Difficile pour moi d’y voir un hasard. Elle nous a finalement rejoints. Blafarde, épuisée. Nous ne sommes dès lors pas restés longtemps, et je l’ai raccompagnée jusque chez elle. Elle était dépourvue de toute force. Et moi j’appuyais comme je pouvais sur les débordements dans ma poitrine pour que rien ne sorte. Pas un grand moment de communication. Alors que je la quittais et prenais la route pour rentrer, j’ai senti que je me fracturais. C’était sans doute trop. En cette période qui plus est. Je retenais mes larmes de toutes mes forces. Un heureux hasard faisait que Pagaille m’attendait chez moi, cuvant sur le canapé. Ce qui m’a permis de retrouver le plancher sans faillir. Merci à elle.

Le réveillon en lui-même ne me laissait pas serein non plus. Je me suis senti tendu jusqu’à minuit. Heure fatidique à laquelle j’ai fait bonne figure. Conscient du plus cruel des manques. Passée cette montagne, une fatigue immense m’a envahi. J’aurais pu rentrer dans l’instant chez moi. Mais alcool et discussions aidant, je me suis petit à petit détendu, autant que possible, pour au final ne retrouver mes pénates qu’à 7h. A partir de ce moment, je me suis senti étonnamment libéré, léger. Ça n’a pas duré très longtemps, mais m’a tout de même accompagné durant ces premiers jours de l’année, où je passais de même beaucoup de temps chez Anthony, à finir les restes, refêter. C’était assez paradoxal, en même temps. Je me sentais libéré, mais pour rien. Un soulagement avant le vide. J’en étais là quand le weekend est arrivé.

Serena n’allait pas bien. Du tout. Je le sentais venir le samedi, et quand elle m’a appelé le dimanche, en début d’après-midi, je n’ai pas hésité un instant à la rejoindre chez elle. Je l’y ai trouvée le visage noyé de larmes. Alors je l’ai enfoui dans mon épaule, saler la laine. Y vider sa peine. Je suis resté toute la journée avec elle. Ne pas la laisser à sa solitude. L’emmener manger. La faire sourire même parfois. J’avais même un petit cadeau de Noël pour elle en prévision d’un dîner à venir. Ça lui a visiblement fait plaisir, d’autant que c’était l’Epiphanie, date importante pour une florentine. La nuit, je m’assurais qu’elle s’endormait en paix. Au petit matin, elle avait retrouvé ses moyens, était en mesure d’aller travailler. Mais la journée avançant, le mal frappait de nouveau. Cette fois parce qu’elle était débordée par ses révisions, et si découragée qu’elle ne savait plus s’y atteler. Alors je suis revenu, cette fois pour l’encourager. Contrairement à ce que j’avais fait avec Y. à l’époque où elle avait repris ses études et que je l’aidais activement, je ne pouvais ici faire mieux que d’être là, à écouter patiemment ses cours. Mais ça suffisait néanmoins à remettre la machine en marche. J’ai fait ça deux jours, avant qu’elle ne retrouve suffisamment de courage et d’autonomie pour poursuivre seule ou avec des collègues.

Je n’ignore rien de l’aspect pathétique du tableau. Mais je ne regrette aucunement. J’étais heureux en fait d’être là pour elle. De la soutenir. Inconditionnellement. Ce n’était pas dans un espoir quelconque. Simplement parce qu’elle avait besoin de moi. L. en son temps s’agaçait de ma bienveillance, et voilà qu’elle était ici attendue, bienvenue, salvatrice peut-être. Je n’oublie pas non plus l’ironie de la situation : une des principales causes de notre séparation était l’inadéquation annoncée entre nous et le boulot. Et voilà que finalement on vit un tel moment ensemble. Je sais bien qu’il faut en déduire que notre fin était plus probablement due à des raisons bien plus blessantes pour moi. Mais ce n’est pas l’heure pour ça. Néanmoins, je suis sensible au fait que ça n’a rien d’anodin de passer tant de temps avec elle. Parce que nous le savons, nous ne sommes pas amis. Parfois, le diable sur mon épaule se penche à mon oreille pour ricaner un « baise-la ». Et je peux en sourire, me disant que ça a un côté rassurant d’imaginer que la vie puisse être si simple. D’autant qu’un avantage certain de ma situation actuelle est que je me fous pas mal de savoir qu’une femme est en couple. Pire, j’aurais même tendance à y voir un atout, puisque ça réduit drastiquement les risques d’engagement. Je vous dirais bien de planquer vos miches, mais à vrai dire ça ne prédate pas des masses par ici. Mais ces jours-ci, le diable s’est tu, ému, me laissant composer avec le désespoir et l’impuissance de la sirène. Et quand au détour d’une conversation au téléphone avec une collègue elle a éclaté de rire (nos rapports, même quand on se veut drôles, sont trop feutrés et attentifs pour que le rire jaillisse si spontanément), j’ai senti mon cœur s’ouvrir en deux. Ce chant de joie. Il m’a rappelé avec une netteté cristalline pourquoi je m’étais abandonné à elle, l’été dernier. Pourquoi ça en valait la peine, quoi qu’il soit arrivé par la suite. Un rire qui a lui seul peut vous faire chavirer. Encore.

Elle s’est confondue en remerciements. Disait ne pas savoir comment me rendre ce que j’avais fait pour elle. C’était une question rhétorique. Il n’y avait rien à faire. Je n’attends rien. N’ai besoin de rien. Le fait est que mon temps n’est pas précieux. Mon temps n’a pas de valeur. Et c’est sans doute ainsi que je le veux, car je peux alors le dédier à ceux à qui comptent le plus à mes yeux. Il leur appartient sans doute plus qu’à moi. Ça n’est pas indolore, de dire ainsi que je n’espère plus rien. Mais que voulez-vous ? Quel présent pourrait-elle me faire qui vaille quelque chose ? Mais littéralement un maintenant. Renouer avec le moment, où je pourrais dilapider toutes ces heures démonétisées. Impossible, je le sais bien. D’autant qu’elle ne le fera pas. N’essayera pas. Ne serait d’ailleurs pas là si j’en avais besoin. Et ce n’est pas grave. Je n’ai besoin de personne, dans le fond. Je pense suffisamment tenir à elle pour savoir composer avec qui elle n’est pas.

Quand j’étais tout jeune, j’avais une image pour exprimer le décalage que je sentais chez moi. J’appelais cela l’abîme oblique. Vous savez, lorsque vous vous placez devant un miroir lui-même situé face à un autre miroir. Une démultiplication de l’objet poursuivant une perspective infinie. Je réalise à présent que cette métaphore est bien trop propre. Ordonnée. Il lui manque le chaos. La multitude de mes avatars devrait être éparpillée, sans qu’on puisse y retrouver le moindre sens. Pas cette élégante fuite dans la profondeur. Je crois simplement que je ne suis pas à la verticale de mes deux pieds. Pas dans l’instant. Perclus de contradictions, tiraillé entre désirs et doutes, entre hier qui s’effrite et demain qui me nargue. Et il n’y a probablement aucun fond derrière mon masque d’impassibilité. Une façade, m’a dit L., il y a deux nuits de cela. Nous sommes revenus sur le poison qui nous avait rongé.  « Un couple de façade ». Ses mots. Un uppercut, à vrai dire. A mesure qu’elle m’expliquait comment elle avait souffert de ne pas être amoureuse toutes ces années à mes côtés, je sentais tout espoir s’écouler hors de moi. Je n’ai pas su lui redonner goût aux choses, à nous. Ni la libérer. Elle a été affectée, lorsque je lui ai dit qu’elle avait donc gâché ces années à cause de moi. Mais c’est inutilement se préserver que de refuser de mener ce constat à terme. J’étais moi-même dévasté. Je sais bien que j’ai vraisemblablement écrit quelque chose d’approchant au fil de ces pages. Mais sans doute était-ce dans le lâche espoir d’être contredit un jour. Nous nous étiolions en dedans et montrions au monde une image opposée. Comme je l’ai toujours fait. Ne pas exprimer. Sourire, juste. Que le couple se soit construit en calque de mon propre vice ne me laisse aucune illusion quant à ma culpabilité dans cet échec. En ai-je seulement jamais douté ?

Mais je sais ce que vous vous dites : ce n’était pas censé être fermé, ici ? J’aurai quand même tenu quinze jours une fois passée la conclusion. Marrant. C’est assez emblématique de ma constance. Ça fait un an à présent que je m’en tiens à faire ce que je dis. Et ces derniers mois, à commencer par cet espace, je n’ai fait que changer d’échelle. Mais je ne sais pas terminer. Je n’ai aucun talent pour les fins. Honnêtement, qu’attendiez-vous d’un homme qui ne sait se résoudre à laisser celles qu’il aime s’envoler ?

 

My breath will find a way
Pale light and delicate
To help you through the day
The beginning of the wake

2 commentaires sur “Constance

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