Instrument

Toutes ces heures agrippé au comptoir, soir après soir. Murer mon silence au cœur du brouhaha. Je ne sais plus vraiment faire la part entre ce qui tient du froid et ce qui tient de l’angoisse. A moins que ce ne soit l’abondance de café. Ou d’alcool. Ou de tabac. Je ne suis pas toubib, alors je ne peux que regarder ça avec une vaine sévérité. J’ai connu des débuts d’année plus rutilants. Seulement je suis incapable de me rappeler quand. Pas l’année dernière, évidemment. Quoique… J’encaissais alors, et m’imaginais sans doute encore qu’on allait me secouer, que j’allais me réveiller. Que les vilains songes allaient s’effacer. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, alors que ma moustache trempe dans la mousse. Une horlogerie houblonnée : lever le verre, noyer le poil, essuyer du revers de la main, jeter un œil à mon téléphone pour paraître occupé. Encore et encore. Si j’avais un compteur sous mon coude, je suis sûr qu’il pourrait donner l’heure.

Il n’y a guère que Pagaille pour me détourner de cette routine. Pas pour ressasser quoi que ce soit, pas pour expulser. Juste forcer le pas de côté nécessaire. Quelques heures de répit dont je lui sais gré. Au petit matin, l’air me manque à nouveau, mais je suis conscient de la chance qu’elle m’a offerte. Une inestimable pause. Je sais que Serena aussi voudrait être là. Non, ce n’est pas tout à fait juste. Elle voudrait le vouloir. Un vœu pieux. Elle n’est pas cette femme-là. Elle se réfugie dans le manque de temps pour y trouver un sens. Mais ce n’est pas ça. Elle n’est juste pas comme ça. De même que je ne suis pas l’homme qu’elle aimerait voir en moi. Ça ne rimerait à rien de se désoler de cet ordre des choses.

Mais parfois, alors que je suis ainsi accoudé à oublier la montre, les images de lui émergent de ma mémoire. Impromptues. Lui avachi sur le canapé avec un neveu sous chaque bras. Lui accroupi derrière un buisson pour photographier un papillon. Lui m’encourageant à le suivre dans une danse à la con improvisée. Lui redressé sur son lit d’hôpital, esquissant un sourire fatigué.

Frédéric était un grand gaillard, de neuf ans mon aîné. J’ai l’impression que durant l’essentiel de ma vie, il m’a paru gigantesque. Je n’avais encore jamais été confronté aux hollandais, remarquez. Un géant qui, en bon frangin, utilisait sa force et sa supériorité écrasante pour me martyriser. Pour mon plus grand plaisir, évidemment. Même quand j’allais chouiner dans les jambes de ma mère, c’était encore du plaisir, je crois. Il adorait m’attacher, me rouler dans un matelas, s’assoir sur moi. Et moi, je mesurais le fait que je grandissais dans ma capacité croissante à me libérer, à faire opposition à sa prise. Qu’il maintenait néanmoins. Mon père a dans son jardin un petit bassin où prospèrent quelques poissons rouges, qu’il aime compter et suivre des heures durant (en attendant qu’un héron vienne les bouffer). Un après-midi d’été où l’ennui devait particulièrement l’accabler, Frédéric s’est amusé à me ligoter sur une brouette. Puis il l’a positionnée roue et pieds de part et d’autre de ce bassin. Avant de tranquillement retourner vaquer à ses occupations dans la maison. A vrai dire, je crois qu’il était surtout hilare derrière la fenêtre, hors de ma vue, à me regarder chercher une solution pour me sortir de cette situation. Le défi était inédit. Je savais bien qu’en essayant de me défaire de mes liens, je risquais de nous faire basculer dans l’eau, la vieille brouette rouillée et moi. Avec toute le potentiel de nuisance sous-marine que ça impliquait. Un évident manque de branchies. Après un long moment d’hésitation, j’ai tendu la jambe avant de plonger bruyamment mon pied dans la flotte, en braillant un « au secours ! » glougloutant, pour la crédibilité. Il a accouru comme une bombe, avant d’éclater de rire en me voyant. J’avais ruiné ma chaussure pour le forcer à réagir, et l’idée avait l’air de lui plaire. Il m’a finalement libéré, et on a vraisemblablement continué à faire les idiots le reste de la journée.

Dans le même ordre d’idée, il adorait également sauter par-dessus la rivière. Elle n’était pas d’une largeur ahurissante, mais le faux-pas était néanmoins tout à fait envisageable. Je savais très bien que son but était de me pousser à essayer à mon tour. Et que mes petites jambes combinées à ma maladresse allaient à coup sûr me laisser trempé. Mais je crois qu’il avait aussi besoin de me prouver qu’il pouvait faire ce que je ne pouvais pas, ou du moins qu’il le ferait toujours mieux. Il voulait sans doute me voir progresser, mais pas trop. Pas jusqu’à le rattraper. Ça peut sembler absurde, de vouloir prouver son ascendant sur un gamin d’une dizaine d’années. Mais je crois qu’il avait besoin de briller à mes yeux, quand bien même je n’étais qu’un enfant. Et ça marchait. Il m’emmerdait avec acharnement, mais d’une façon ou d’une autre, je l’admirais. Alors il sautait, encore et encore.  Puis, alors qu’on s’apprêtait à rentrer sans que j’aie osé l’imiter, il s’est offert un dernier saut. Briller encore un peu. Ce coup-ci, l’atterrissage s’est mal passé : une plaque de tôle ondulée à moitié ensevelie l’attendait et a profondément pénétré son orteil. Mais il n’a pas crié, pas pleuré. En quelque sorte, pour moi, il a encore brillé.

Dès mes plus jeunes années, c’est lui (ainsi que ma sœur aînée, il est vrai) qui m’a éveillé à la musique. Les Clash, les Stranglers, Springsteen… C’est aussi dans sa bibliothèque que je suis allé piocher mes premiers livres de science-fiction. Asimov, King…  C’est lui aussi qui m’a initié aux joies de l’informatique et des jeux vidéo. Des jeux tout court, en fait. Des heures à découvrir à ses côtés des wargames aux livres de règles gros comme des manuels d’Histoire, que lui seul avait lus, bien sûr. Alors j’apprenais, m’empêtrais dans les surprises et échouais. Je crois que c’est durant ces interminables parties que s’est cristallisée ma perception de la vie : je ne vais pas tout comprendre, je vais faire avec des règles inconnues, et invariablement je vais perdre. Une leçon comme une autre.

Il y a peu, Pagaille, alors qu’elle était penchée sur mon bureau pour regarder la photo de Frédéric assis sur un rocher irlandais, m’a dit qu’elle aurait aimé le rencontrer, qu’elle était sûre que c’était un garçon formidable. J’en ai été franchement touché, d’autant que ça tombait de nulle part. Pour autant, je crois qu’elle se trompe. Je ne suis pas sûr qu’ils se seraient entendus. De même, si je regrette profondément aujourd’hui encore de n’avoir eu le temps de lui présenter L., il ne fait aucun doute que les discussions auraient été houleuses entre eux. C’est qu’on pourrait dire pudiquement qu’il était un peu ours, mais autant admettre qu’il avait son côté plutôt connard à ses heures. Un peu misogyne sur les bords, ou disons facilement condescendant. Tout comme L., il ne brillait pas par sa capacité à accepter la contradiction. Ou d’avoir tort. Ou moins raison que les autres. Considérons qu’il aimait bien avoir le dernier mot. Mais ça ne venait pas de nulle part. Il était de ceux qui devaient batailler plus que les autres pour faire leurs preuves. Il s’était pris de plein fouet le mur de l’autorité parentale, ce qui laissera une voie dégagée pour mes sœurs et moi. Des études peu concluantes. Alors bosser dur, toujours, pour devenir le meilleur dans son travail. Quitte à se priver de sommeil. De quoi laisser admiratif malgré son épuisement annoncé. Il était passionné par la photo, l’histoire, tant de choses. S’instruisait à hauteur de son goût. Et son effort lui valait parfois de se montrer vindicatif, brutal dans ses jugements. Jamais méchant, mais ça ne prive pas d’être parfois blessant.

Puis j’ai grandi, à mon tour. Un peu forci, aussi. Les jeux d’entrave n’ont plus aussi bien marché. Je parvenais de plus en plus à me défaire de mes liens. A repousser sa force. A lui présenter à mon tour de nouveaux groupes, de nouvelles séries. Je n’en tirais pas de fierté. Au contraire. J’avais besoin de voir en lui mon grand frère. Pas mon égal. A une époque, nous jouions tous les deux à un jeu en ligne communautaire, Everquest. Nous nous y faisions des amis, lui comme moi. J’y ai même eu une aventure, comme quoi… Un jour, il m’a raconté avec véhémence comment un jeune homme, indubitablement un petit con, l’avait traité avec mépris. Il me disait ça pour évacuer. Il parlait vite. Était visiblement vexé. C’était le récit d’un enfant maltraité dans la cour de récré. Même aujourd’hui, les larmes me montent aux yeux, à cette évocation. Parce qu’alors qu’il parlait, il n’était plus mon grand frère. Il n’était plus qu’un garçon impuissant, percuté par la violence du monde. Un sentiment d’injustice. Un monde affaissé. Je peine moi-même à comprendre pourquoi ça m’affecte autant.

Il a vécu un certain temps avec une jeune femme. C’est à vrai dire le seul amour que je lui ai connu, même si je sais que d’autres femmes ont compté pour lui, même à distance. Mais on ne parlait guère de nos intimités, et il était encore plus secret que je ne peux l’être (si, je le peux. Par exemple, je vous cache bien mon côté secret). Un ou deux ans après qu’ils se sont séparés, j’étais en train de prendre un apéro avec ma sœur sur son petit balcon en rez-de-chaussée lorsque ma mère a appelé. Elle et mon frangin étaient partis quelques jours en Alsace, histoire de prendre l’air. Elle expliquait à ma sœur qu’il disait ne pas pouvoir conduire car il voyait double. Ma sœur et moi nous sommes resservis en rosé, riant de la tendance franchement hypocondriaque de Frédéric. Bon, nous étions un peu mauvaises langues : nous apprendrons plus tard que c’était une pression de la tumeur qui produisait cet effet. Un an de chimio, de rayons. A le voir se faner jusqu’à ressembler à un vieillard. Jusqu’à ce qu’il l’emporte sur la maladie. Huit ans de répit. En profiter alors. Se rapprocher de ceux qu’il aime, à commencer par les fils de ma sœur. De nous tous en fait. Prendre un boulot un peu con mais moins prenant que ce qui l’occupait avant. Voyager. Notamment au Japon. Probablement le souvenir de sa vie. Je m’imagine d’ailleurs que dans son dernier souffle, il errait intérieurement dans les grandes forêts de bambou. Dans ces combats-là, les victoires ne durent qu’un temps. La maladie est revenue. Encore lutter quelques mois. J’étais fasciné par sa confiance en fait. Ne pas se plaindre. Ce n’est pas qu’il ne s’avouait pas vaincu, je crois, mais plutôt qu’il ne se posait même pas la question. Il se voyait diminuer, mais pas mourir pour autant. Le principe de réalité, c’est quand survient même ce qu’on ne veut ou peut pas voir. C’est un mur, en fait. Et on se l’est pris dans la gueule. Le jour de sa mort, je me souviens avoir vu un papillon voler autour de moi. Il en était de même les jours suivants. Jusqu’à l’enterrement. Bien sûr que j’y ai cru, que c’était un peu lui, ou son messager. Comment ne pas s’y attacher ? Et je peux dire ce que je veux, j’y pense toujours aujourd’hui, lorsque ça se reproduit.

Je ne sais pas ce que ça fait, de perdre son frère. Je ne sais pas ce que ça fait, de sortir indemne de la Terrible Nuit. C’est à peine si je comprends ce que L. a emporté avec elle en partant. Je ne fais que composer avec tout cela, selon des règles que je ne comprends pas. Il faudrait un instrument pour qu’on puisse mesurer ce que pèse la perte. La valeur de ce qui nous est enlevé. Ce qui reste à jamais béant. Ce qui se renforce. Le poids de ce qui nous manque. Et de ce qui manque en nous. J’ai longtemps vu un psy dans le but de résorber ce qui restait diffus après la Terrible Nuit. Empêcher la contagion comme l’explosion. Mais finalement, c’est mon frère que j’ai enfin enterré. L’ensevelir. En moi. Et déposer des fleurs. En finir avec ce deuil sans colère. En finir avec la sournoise culpabilité de ces jours où je ne pense pas à lui.

J’ai dit que ces souvenirs surgissaient aujourd’hui par surprise. C’est faux. J’avais le nez dans ma pinte quand c’est arrivé. J’étais perdu dans mon coupable apitoiement lorsque je l’ai entendue, par-dessus le tumulte du bar. La musique était écrasée, mais je l’ai instantanément reconnue. Mon frère aimait faire des compilations sur CD, pour ma mère. Il défrichait, découvrait, puis livrait le tout, savamment reconstruit, comme des bouquets de musique. Moi aussi je découvrais des choses avec ses disques. Dont cette chanson de Rivière Noire. En l’entendant résonner au milieu de la Barenthèse, j’ai senti l’émotion me vriller le corps. A ressentir l’envie de comprendre les paroles, de me mettre au portugais. C’était comme un message. Comme si le papillon avait encore des choses à me dire. Que s’il ne pouvait prétendre que tout ira mieux, au moins, il comprenait.

 

O meu coração agora não quer mais
Mais saber de ninguém
Eu só sei que ele já bateu demais
Bateu demais por alguém

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