Dès qu’elle me voit, la caissière m’adresse un large sourire.
« Oh mais ça fait longtemps que je ne vous avais vu !
-Eh oui, c’est parce que j’envoyais ma femme faire les courses.
-Ah mais je ne savais pas que vous étiez marié !
-Je ne le suis pas. Du coup je commençais franchement à crever de faim. (les blagues nulles sont définitivement une religion pour moi…)
-Ahah ! Et les vacances se sont bien passées ? Ah, je suis désolée, c’est vrai que ça fait longtemps…
-Non, dis-je en souriant, c’est juste que je ne suis parti que cinq jours. Et c’était à moitié pour le boulot. Donc…
-Ah mais c’est pas assez ça !
-Mais si. Ça m’a fait beaucoup de bien. »
Cinq jours. Mi-août. Dans le Cantal. Et c’est on ne peut plus vrai : ça m’a fait le plus grand bien. Une étape.
Katia, debout tout au bord de la scène, se retourne : « C’était vraiment bien là. Mais tu te lèves quand tu le sens, ou bien tu t’es trouvé un signal ?
-C’est simple, je commence à m’énerver au paragraphe précédent, et je me lève quand tu dis que tu te pavanes en short, répond-il.
-C’est parfait, Anthony, c’est exactement ça ! »
J’aime voir leur enthousiasme, quand tout se débloque. Que la résistance s’affaisse. Je suis arrivé la veille au soir. Et à peine avions-nous avalé une bricole avec nos hôtes, goûté l’alcool de châtaignes local, que déjà nous étions installés pour travailler une scène. Katia et Anthony, eux, sont arrivés dès dimanche. Une résidence d’une semaine pour triturer le texte, l’habiller, le faire vivre, jusqu’à la représentation publique de samedi. Demain, donc. J’arrive pour la dernière ligne droite, alors, mais le rythme est intense et l’échange riche. J’ai beau ne guère briller pour tout ce qui concerne le théâtre, je vois bien que Katia a besoin de mon retour, de mes conseils. Mon simple point de vue tout à la fois extérieur et concerné.
Nous sommes à Pouzol, au sommet d’une colline auvergnate surplombant le village de Bonnac. Un lieu sur lequel règne un calme apaisant. Balayé par le vent sous un soleil resplendissant. La salle où se déroulent les répétitions est une grange retapée par Jean-Paul et Catherine. Le chantier d’une vie. Eux-mêmes musiciens, ils ont façonné leur salle de rêve, à l’acoustique proprement ahurissante. La moindre fluctuation de voix de Katia y est perceptible où que l’on soit installé. Se détachant toujours de la musique d’Anthony, sans que l’un ne masque jamais l’autre. Un prodige qui permet de profiter sans entrave, ne jamais avoir à plisser les yeux ou à tendre l’oreille.
« Non, Anthony, là c’était n’importe quoi, tu as lancé les clochettes beaucoup trop tôt, ça casse toute la montée ». Elle dit ça sèchement, sans malveillance, sans reproche, mais sans précaution non plus. Lui, dans son coin, ne produit pas le moindre son, mais je ressens pourtant son soupir. L’électricité du moment et la nécessité de prendre sur soi. Bien sûr que l’un comme l’autre sont tendus. Ils s’apprêtent à se mettre à nu. Pour la première fois, ils vont livrer leur travail ensemble, s’exposant seuls. Alors il garde son calme et se contente d’intégrer la critique. Il a du mérite. Sa position est très inconfortable. Il est attablé au coin de la scène, face au mur, pour ne jamais se retourner, ni vers Katia, ni vers l’audience. Se préparant pour 1h15 de solitude minutieuse. Ça doit être la quatrième fois au moins qu’ils reprennent la Salle des Mariages, depuis mon arrivée, alors que Liorane, la fille de nos hôtes, cale l’éclairage. Jusqu’ici je n’avais assisté qu’à des lectures. Loin de me déranger, j’étais heureux que ce soit la voix d’une femme qui porte le texte. Cela facilitait ma mise à distance, la bonne tenue de mes émotions. Cela permet aussi selon moi d’échapper au piège de la particularité, de tendre vers une universalité. Et puis ça me plait, l’idée que la voix qui résonne dans ma tête soit féminine. Mais la double incarnation et la musique apportent quelque chose de vibrant. Et à chaque fois, sur ce passage, les larmes me montent aux yeux. Ainsi, c’est comme si l’on paraphait la liste de mes renoncements d’alors. L’acte de décès de mon insouciance d’antan. Quand bien même elle était illusoire.
Le soir venu, après dîner, nous partons tous nous promener à la nuit tombante. Les plus jeunes chahutent, laissant éclater leur espièglerie dans la nuit silencieuse, alors que nous échangeons sans débattre. Juste laisser filer l’appréhension dans les ténèbres qui s’installent. Car c’est demain le grand jour. Où il faudra révéler. Je suis bien conscient de ma chance. Je suis curieux, plutôt excité même. Mais je ne ressens pas de pression. Je ne m’expose pas, cette fois. Une déception glissera sur moi, je ne serai là que pour les enthousiastes. Et puis je suis en retrait, alors je peux le constater librement : ils sont bons. Ils vont réussir. Peut-être y aura-t-il des ratés, mais nous seuls nous en apercevrons. Alors que nous cheminons lentement le long de la petite route de campagne, nous nous arrêtons, longuement, pour guetter le lever de lune. D’interminables et délicieuses minutes sereines. Jusqu’à ce que le disque d’or, gracieux, émerge enfin de l’horizon. A peine est-il enfin plein qu’il se cache à nouveau derrière un rideau de nuages. Ce qui permet à une nuée d’étoiles scintillantes de se dévoiler dans la nuit. En d’autres temps, j’aurais ressenti l’insignifiance, la petitesse d’être humain, perdu sans raison dans l’univers. J’aurais laissé l’angoisse métaphysique m’envelopper. Mais cette heure est passée. Alors j’ai juste trouvé le spectacle merveilleux et réconfortant.
Au petit matin, les derniers rodages. S’assurer que les mots ont bien trouvé leur place. Imprimés. Une fois Reserva récité, je vois que j’ai un message de Serena. Elle s’inquiète de comment se passent les choses ici. Heureux hasard, qui me fait sourire machinalement. J’ai reçu de nombreux messages, à vrai dire. De gens chers, souvent présents dans ces pages. Je ne bouderai plus aucun plaisir. Reserva est le texte qui clôt la représentation. C’est un parti pris, depuis le début de cette aventure, que l’adaptation ne couvre que la première moitié de Novembreries. Et s’achève donc sur la rencontre avec Serena. Katia a bien été tentée de modifier cela, au regard de la tournure qu’ont pris les événements. Mais ça ne me semblait pas judicieux. J’assume totalement que les deux versions racontent des histoires différentes. Et je trouve qu’ainsi, la fin est plus porteuse d’espoir qu’aucune autre. Les gens ne viennent pas se faire maltraiter. Autant leur dire que c’est possible. Comme j’aime me le dire à moi-même.
Les gens arrivent petit à petit. Ils seront peu nombreux, une vingtaine de spectateurs peut-être, mais c’est plus que ce que nous craignions. Parmi eux, trois de mes amies. Nous poursuivrons le séjour chez l’une d’entre elles, Alice, à trente minutes de là. Je connais Alice de la Barenthèse. Une femme rayonnante, de part sa capacité étonnante à faire ressortir le beau en chaque chose, surtout quand les épreuves frappent lourdement à la porte. Un œil aiguisé qui la pousse à créer, travailler, faire surgir. Une douceur contagieuse, dès lors. Une amie précieuse, vous vous doutez bien. Chez elle, nous nous couperons du rythme de nos vies, alternant apéros entre amis et longues promenades dans la nature. Quelque chose qui déchargera un poids dans ma poitrine que je ne remarquais même plus.
La fin arrive. Katia se dirige vers l’extrémité de la scène, et pousse la lourde porte de la sortie de secours, ouvrant sur la colline baignée de soleil. Elle jouera cette dernière séquence dans ce rayon de lumière naturelle.
« Jusqu’à ce qu’elle repasse mon seuil. »
Le silence s’installe. Un moment d’hésitation, avant que le public ne comprenne que c’est le moment. Alors ça applaudit. Les amoureux sur scène laissent leurs émotions monter. Nous savons bien que nous sommes privilégiés. D’avoir pu vivre cet instant dans ce lieu unique, paradisiaque. Hors du monde. Le miracle a eu lieu. Je me suis produit. Je suis arrivé. Une parole qui aura existé. A travers Anthony et Katia. Nous avons inscrit quelque chose au sommet de cette colline, comme les amants d’été gravent leur éternité dans l’écorce d’un arbre. Je ne pourrai plus nier, plus oublier. Et ça je le leur dois. Les spectateurs ont l’air heureux. Catherine et Jean-Paul sont visiblement touchés. Ça ne me fait pas rien. On me les a longuement présentés comme difficiles. Un point pour nous. Chacun y va de son petit mot pour louer la mise en scène. C’est reposant pour moi : dans les lectures, les questions sont souvent pour l’auteur. Ici, c’est vraiment Katia qui est le centre d’attention. C’est mérité. Bien sûr, les éventuelles réserves s’exprimeront peut-être, plus tard. C’est sain, ça me va bien. Pour ma part, c’est de toute façon un soulagement.
Il m’enveloppe encore, alors que je me remémore ce jour d’août. La sérénité ressentie alors ne m’a pas quitté depuis. Je suis toujours en train de me gratter la tête devant le manuscrit. Katia, elle, recherche de nouveaux lieux, de nouvelles dates. Elle y croit, moi aussi, alors on va œuvrer dans ce sens. Reste une question, néanmoins. Comment présenter ce projet en une petite phrase, sans effrayer ? Pour Pouzol, le choix a été fait de nommer la Salle, de parler de rescapé. Ça me déplaisait, mais je n’avais pas mieux à proposer. Il me semblait que ça revenait à doubler la tromperie. Je me rends compte que c’est pire que ça : on sait que certains habitués ne sont pas venus car la simple évocation du Bataclan faisait office de repoussoir. Les gens ne veulent plus entendre parler de ça. Comment les en blâmer ? Mais que dire alors ? « Le récit d’une renaissance », comme le suggérait Katia ? Cette idée m’a toujours hérissé le poil, durant toute cette longue année. Ce n’était pas dans le texte. Et pourtant… Je vous dois peut-être une explication. Ecrire, durant toute cette période, m’aura permis d’affronter. Affronter m’aura permis de comprendre. Comprendre, de dépasser. Et c’est là que je vous ai laissé, au moment du point final. Mais je réalise à présent que le point final aussi faisait partie de cette tortueuse démarche. Car c’est à partir de ce moment qu’a pu se produire ce que je n’attendais plus. J’ai fait la paix. Avec moi. Pour la première fois, j’ai le sentiment de vivre par moi, pour moi. Sans plus dépendre du jugement, de mes parents, ou d’une femme aimée. Je sais que je ne retrouverai plus ma vie d’avant, et que la nouvelle, celle d’après, sera en grande partie telle que je l’aurai forgée. J’y suis prêt. Confiant. Bien sûr, je peux tomber amoureux, encore. Mais le prendre comme un cadeau, plus comme une condition ou une menace. Alors c’est peut-être bien l’histoire d’une renaissance, in fine. Qui me laisse face à une vie de possibles, où je pourrai toujours faire de mauvais choix, composer avec les chances qui parsèmeront mon chemin. Et je suis sincèrement reconnaissant de pouvoir encore le faire. Avancer, le souffle léger. Et le sourire aux lèvres.
Peace will come, a peace will come, a peace will come in time
A time will come, a time will come, a time will come for us
Crédit Photo : Alice Dannaud
Et donc non, ne vous emballez pas. Il s’agit juste d’un post-scriptum. Réservé au blog. Une façon de conclure au delà de la conclusion, disons. Quant à la question abordée dans le dernier paragraphe, ma foi, je suis preneur de vos avis. Pour le reste, encore une fois, je ne communiquerai pas ici concernant l’actualité de Novembreries, et vous encourage donc à suivre la page Facebook du blog. Que ce soit pour l’adaptation ou l’avenir éventuel du truc. Ou pour les verres. Parce qu’il y en a. Toujours.
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