Je sais quel jour on est. Toujours. Par exemple, là, juste sous mes pieds, nous sommes mardi. Comme un adjectif. « Je me sens drôlement mardi, ce matin ». C’est beaucoup plus compliqué, par contre, de savoir spontanément depuis combien de temps cela dure. Si ce qui ce qui s’est passé il y a trois jours ne date pas d’il y a trois semaines. Si on m’en a même seulement parlé. C’est sans doute cela, le temps suspendu. Pourtant, cette fois, tout est en place pour me le rappeler avec insistance : cela fait un mois. Pas tant un mois calé entre mes murs, qu’un mois à ne pas avoir le choix. On l’a toujours, bien sûr, mais étant admis que je me sens le devoir de me montrer dérisoirement responsable… Plus de quatre semaines, donc. C’est une chose de bénéficier de tout le temps qu’on peut vouloir, et une autre d’avoir le loisir de l’utiliser à sa guise. Eprouver profondément le sentiment de liberté. Comme toujours, c’est la privation qui souligne. On sait qu’on aime vraiment quand on perd. Comme on reconnaît la valeur de refuge du dehors quand il devient inaccessible.
Un mois donc. J’ai rejoint mon ermitage le 15 mars. Je le sais car la veille, je m’étais autorisé, contre toute prudence, une dernière sortie. Pour l’anniversaire de Vie. Cela faisait quelques jours que je sentais gronder une dissonance croissante. Le sentiment diffus de faire n’importe quoi en rejoignant la Barenthèse, soir après soir. Plus n’importe quoi que d’habitude, j’entends. Avec une vraie notion de risque. C’est donc en pleine conscience que je me suis rendu à la célébration. La moitié des invités s’étaient désistés. Mais autant ne pas se mentir, je ne m’y rendais pas tant pour compenser, que parce que je n’envisageais pas de ne pas en être, de ne pas pouvoir la fêter. Et je n’ai bien sûr pas su profiter de la soirée. Les événements qui se précipitaient partout en France s’imposaient à tous, dictaient toute conversation. Pour ma part, je ne parvenais pas à chasser de mon esprit l’imminence de la disparition. J’étais conscient que c’était la dernière fois que je voyais ces gens avant fort longtemps. Si longtemps que la question même de les revoir ne faisait plus vraiment sens. En quittant la soirée, je serrais Vie dans mes bras comme avant de sauter dans le vide. Mais je me suis gardé de partager mon appréhension. Qu’elle puisse encore savourer l’ivresse de sa soirée, avant que la réalité ne l’avale à son tour. C’est la dernière fois en date que j’ai touché quelqu’un. Ressenti la chaleur. Même lorsqu’elle est passée chez moi, le lundi, avant de partir, le temps d’une cigarette, nous nous sommes maintenus à bonne distance. Nous n’avons d’ailleurs quasiment pas parlé durant ces cinq minutes. Juste échangé un regard lourd, chargé d’inconnu. Juste taire cet adieu incongru qui nous narguait de son ombre. Puis elle a simplement passé le seuil de ma porte. Et le vide a pu s’étirer de contentement autour de moi.
Les premiers jours, l’anxiété me bousculait avec insistance, me mélangeait les mots, me faisait perdre le plus élémentaire orthographe. Tout cohérence fuyait ma pensée. La première fois que je suis sorti pour constituer mes réserves, j’ai même totalement oublié mon code de carte bleue. De quoi se sentir pleinement démuni et honteux, une petite consécration donc. Bien vite, le grondement s’est apaisé. Le temps s’est compressé à la mesure d’un espace exigu. Ainsi les heures brûlent et je me retrouve chaque soir stupéfait de constater que la journée touche déjà à sa fin. Ici, chaque chose est fixée, comme dans un tableau bon marché. Ne demeure que le familier. Il n’y a jamais rien à chercher, tout est là où il doit être, de toute éternité. Moi le premier. Je ne quitte ces murs qu’en cas de nécessité. Exclusivement faire les courses, tous les dix jours. Juste de quoi manger. Même l’ébriété m’a déserté. La rue en contrebas est très commerçante, et grouille donc en permanence. Trop de monde pour que je m’accorde la moindre fantaisie. Quand bien même je serais bel et bien porteur sain, je me refuserais à rejoindre ce magma tentateur, à prêter mon unité au nombre des appelants. Je ne veux pas participer à cet exercice, tirer par la manche tous ceux qui se mordent la lèvre à leur fenêtre. On a toujours l’orgueil de se rêver en individu, mais c’est notre participation aux masses qui pèse. Notre capacité à être un de plus, ou un de moins. Je ne jugerai pas pour autant. Ni ceux qui se trouvent de bonnes raisons de traîner un peu plus sur les pavés, ni ceux qui ont fui la capitale quand l’horizon s’est couvert. Mon noctambulisme s’est après tout fort bien porté dans ces jours qui ont précédé notre enfermement. Que chacun joue sa partition, sans se dédouaner. Et choisisse à sa mesure quel genre de salaud il veut être.
Il n’y a pas de bonne façon de faire face. Ou du moins, chacun doit faire comme il le peut. On ne sort pas, comme on ne piétine pas les blessés en fuyant. Mais qui pourra reprocher son faux-pas à celui qui trébuche, à celui qui n’a plus su faire attention ? Car nous y voilà, vous comprenez. Nous sommes tous à présent cachés entre les caisses, au milieu de ce temps échoué. En cet instant infini devant lequel l’avant s’est dérobé. Et qui ne laisse présager de l’après. Où chaque battement de cœur interroge le suivant. Je ne suis guère clairvoyant. Mais je ne peux réfréner l’appréhension que m’inspire ce monde suspendu. Comme si la Terrible Nuit nous avait fait détenteurs de secrets enfouis. Vous l’aviez pressenti, vous y voilà confronté : l’impossible est une porte entrouverte. S’ouvre face à nous un nouvel univers, dont nous ne pouvons discerner les contours. Peut-être que cette période prendra fin pour laisser les choses reprendre leur cours immuable. Une simple année sans lumière. Peut-être cette année n’est-elle que la première étape d’une série d’épreuves qui marqueront les livres d’Histoire. A moins qu’elle n’engage une ère au terme de laquelle l’Histoire va simplement cesser. Chacun pourra tâcher de l’évaluer à la lueur de son idéologie, de son militantisme. Le faire dès à présent, avec son cortège de colère, ressemble pour autant à une vaine obstination. Faire perdurer avec angoisse ce qui s’est effondré, se raccrocher dans la panique aux branches révolues. Je ne sais pas plus que d’autres ce qui nous attend derrière le gouffre. Mais je sais déjà ce que c’est que de vivre cet inconnu. Je sais quelle tempête naît dans les crânes. Mais je sais surtout qu’elle grondera encore, patiemment, bien après l’épreuve passée. Dévastant, révélant, tout ce qui peut l’être. Qui poussera à la faute, parfois pour mieux se retrouver. Qu’elle sera pour certain l’aube d’une renaissance, et pour d’autres un puits sans fond. Ne serait-ce que parce que le confinement ne signifie pas la même chose pour chacun d’entre nous. Si nous sommes seuls, ou avec ceux que l’on aime. Ou que l’on n’aime pas. Si nous sommes bien portants ou rongés de douleurs. Si le deuil nous épargne ou nous pétrifie. Si nous ruminons à mesure que le temps passe ou si nous pouvons maintenir notre activité. A moins que le confinement ne soit pour les autres, qu’après une vie sans être considéré, vous soyez de ceux sur le dos de qui repose toute une société. Mais quelle que soit votre réalité, il reste possible que vous connaissiez, même un instant, ce vacillement intime. Qui sait alors ce qui prendra racine dans ce terreau fertile ? Reste à voir si ceux que l’époque aura le plus meurtri sauront trouver un secours, un soutien. Car si nous vivons tous la même catastrophe, comment se sentir légitime si l’on se redresse moins bien que les autres ?
Pour ma part, ces questions restent au final lointaines. Je déambule mollement de la chambre au bureau, m’accordant de longues pauses sur mon perchoir. Contempler encore et encore la vie qui glisse à son rythme dans la rue, à peine voilée par mon rideau de fumée. Ma routine a finalement bien peu changé. Je n’attends plus que tout cela se termine. La libération m’indiffère, me concernant. Je suis à ma place, ainsi. Je sens bien que rien ne m’attend dehors. Je suis chez moi. Et je suis las des morsures répétées des moments historiques. Hier, le président a annoncé une échéance au 11 mai. Redoutant l’abattement qui ne manquerait pas d’accabler ceux que j’aime, je me suis empressé de leur prendre le pouls. La crainte avait repris ses droits, je le sentais. Mais ce n’est que plus tard, en rejoignant mon lit, que j’ai compris quelle douleur m’avait moi-même assailli. Une incommensurable solitude. Nul bras où trouver réconfort. Rien ni personne à apaiser. J’ai repensé aux mots de L., il y a cinq ans, au milieu de ce temps arrêté. Le soulagement qu’ils ont représenté. Ces heures d’espoir sont passées. Je ne peux que laisser filer, impassible. Peut-être devrai-je reconsidérer ces évidences, une fois le beau temps revenu. Aucune idée de qui je serai alors, de ce qui comptera encore pour moi, de qui aura encore son importance.
Cependant, je dois tout de même confesser qu’il reste un regard qu’il m’est encore donné de croiser, à la lumière du jour. Sans écran interposé. Et peut-être d’ailleurs y verrez-vous une leçon implicite. L. est la seule personne que je vois encore. Il n’y a rien eu de concerté. Simplement, alors que l’on peut ne pratiquement plus se donner de nouvelles, dès que le vent se lève, elle parait encore. Apportant un petit plat qu’elle ou son compagnon aura cuisiné. Ou juste pour prendre des nouvelles, après le ravitaillement. Je ne peux que soupirer de gratitude, de la place qu’elle a occupée dans ma vie, et de celle qu’elle a aujourd’hui. Ce qui me laisse songer que nous attend encore un ailleurs. Et que face à tant d’incertitude, je vous souhaite de devenir votre ailleurs.
Avais-tu deviné?
Que des dieux se cachaient
Sous des faces avinées
Nous sommes immortels
Je ne t’ai jamais dit
Mais nous sommes immortels
Makes sense! Par contre, moi je ne me suis jamais senti aussi bien qu’en cette période, ce vide m’apaise 😅
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Paradoxalement, je suis assez d’accord avec ça. C’est une période faste pour les chômeurs : quand je dis que je n’ai rien fait de spécial de ma journée, plus personne ne creuse, tout le monde sait à quoi ça ressemble à présent. Mais en fait, je ne me pose vraiment plus la question de savoir si ça va ou pas. J’espère ceci dit que tout se passe bien de ton côté 😉
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