Digitale

Jouer à cache-cache est probablement devenu ma principale activité. Je n’ai rien à planifier, juste cultiver l’art de la distraction pour me détourner de la menace du manque. J’y parviens, sans vouloir me vanter, la plupart du temps. Mais le temps, c’est vaste. A tel point qu’il serait illusoire d’espérer en colmater toutes les brèches. Le weekend dernier, j’ai enfin rendu visite à ma famille. Puisque c’était devenu permis, le mieux était de le faire le plus tôt possible, avant que l’éventualité de charrier quelque passager clandestin ne se fasse trop importante. C’était tout à la fois un soulagement de les retrouver et une angoisse. Etre près mais pas trop. Sentir l’envie de chahuter avec la jeunesse et se raviser. Trouver sa juste position me semblait être une aporie. Mais le pire pour moi fut le retour. Croiser les bars de Schrödinger, ni ouverts ni fermés, avec leurs attroupements à gobelets sur le trottoir. Puis retrouver mes murs. Je n’avais jamais réalisé jusqu’alors qu’il était devenu une habitude pour moi, revenu de mes périples banlieusards, de prendre un verre avec mes amies. Evidemment, il n’y eut rien de tel, cette fois. Pas de soupape. Pas d’atterrissage en douceur. Juste les bras ballants sur le balcon, sous le jour déclinant. J’aurais bien aimé pouvoir verser quelques larmes de cinéma pour l’occasion, mais l’aridité a gagné jusqu’à ces terres.

Ce moment inéluctable où je ne peux plus fuir le manque. Où tu me manques. Me souvenir, ou même t’imaginer, reste vain. Le flou t’a englouti. Je peux bien te croiser, peut-être. Mais que nous reste-t-il, alors ? Juste des yeux. Des yeux sans visage. Comme dans la chanson ringarde. Les poètes pouvaient bien se gargariser des miroirs de l’âme, on n’en reste pas moins perplexes, devant ces regards dénués de contexte. La chaleur peine à y trouver sa place. Elle s’est usée sous le poids des heures confinées. Si une étincelle en surgit, elle semble malgré tout indéchiffrable, incongrue. Je peux alors chercher ta bouche. Sans même songer à l’embrasser, faudrait-il seulement qu’elle s’offre à mon regard. Mais non. Elle reste obstinément dissimulée sous son voile. Quand bien même tu laisserais échapper ta voix, elle semblerait vaguement étouffée. Cruellement lointaine. Mes doigts alors réclameraient ta peau. Et se heurteraient à un nouveau refus. Impossible. Ton corps est devenu une cité interdite. Mes doigts ne peuvent s’en approcher, leur empreinte étant à présent suspecte, présupposée corrompue. Des doigts privés d’un monde à toucher. Tout juste bons pour les claviers. Ton corps est atténué, réduit à une silhouette. Même ton odeur n’est plus. L’autre jour, j’ai mis du parfum. Comme ça, chez moi. Comme si j’allais venir à ta rencontre. Et malgré cela, sous mon masque, mon univers rappelait désespérément le cendrier abandonné. Il ne me reste rien de toi. Pas même un lendemain, un plus tard.

Même le palliatif de la vidéo n’a su résister. Lorsque tous nous étions reclus, je pouvais encore y trouver un sens qui n’est plus. Je ne peux plus ne pas imaginer que je tomberais mal. Ou que je ne serais pas celui dont tu attendrais des nouvelles. Pourquoi s’appeler alors qu’on a le droit de se voir ? Comment se voir si nous baignons à présent dans notre méfiance ? Tout au plus subsiste-t-il encore quelques appels, quand ils participent à un rituel. Mais à quoi bon ritualiser quand la temporalité a perdu tout sens ? Au fond de moi, je le sais bien, je ne veux juste pas être le mobilier de l’habitude. Un faute de mieux. Et je m’y résous malgré tout. Si jamais ça rassure encore quelqu’un. Mais même alors, la distance est telle que les mots semblent insignifiants, exsangues. Quelque chose est dévitalisé.

Le Je demeure dans cette période, comme un solitaire. Le Nous prospère également, par le besoin d’appartenir. Mais c’est le Eux qui flamboie aujourd’hui. Le Eux de cette altérité grouillante, arbitrairement chargée de tous les vices. Un Eux de mise en garde, en opposition duquel se construire, ou du moins entretenir une bonne conscience. C’est donc Toi, à présent, le parent pauvre. Celui qu’on délaisse, qu’on évite. Cette proximité qui nous est dérobée jusque dans le langage. Tu es celui qu’on n’ose plus. Alors je te tutoie, comme par sacrilège. A peine dis-je tu, et déjà, j’ai l’impression de projeter trop de postillons, bien plus que ne le permet notre pays empandémié. C’est tout ce qui est à ma portée pour te proclamer, pour t’ancrer. Pour nous rendre un contour. Te retrouver à portée de doigts.

Tu me manques. Et je devine qu’au-delà, c’est moi qui me manque. Celui qui écarquille les yeux, celui qui sourit, rit les grands jours. Celui qui trinque, celui qui partage. Celui dont l’épaule peut encore être un refuge. Celui qui chante, danse, vibre et parfois même s’abandonne. Celui qui enlace, celui qui parle pour ne rien dire. Qui transpire, qui fait trop de bruit. Qui se tait, et ça veut encore dire quelque chose. Celui qui se trompe, celui qui entend mal. Celui qui pourquoi pas.

L’autre soir, la belle Lys est venue me visiter. Quelques bières sur mon balcon perché. Elle était comme à son habitude, sculpturale, le regard intense, le sourire franc. A un moment, j’ai cru entendre en moi ce spectateur enthousiaste qui hurle ses ordres aux personnages dans la télé. Autant dire que je suis resté assez hermétique à son autorité. Tout juste nous sommes nous autorisés une coupable accolade sur le seuil, pour ponctuer la parenthèse. Je sais bien, pourtant, que cela n’a rien à voir avec l’impératif de sécurité. Rien à voir avec une quelconque viralité. Cela fait dix jours à présent que l’on nous invite à renouer avec notre liberté. Dix jours qui ont semblé durer une éternité. Bien plus que les deux mois précédents. Dix jours au terme desquels il m’apparait que quelque chose en moi est resté obstinément muré. Je peux bien me manquer, dès lors, il n’y a pourtant rien à retrouver. Juste une nouvelle géographie intime avec laquelle il me faudra composer. Un espace de l’entre deux qu’il me reste à aménager.

 

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