J’évoquais il y a peu la genèse des Novembreries. Une envie inassouvie depuis ma morne jeunesse, c’est une chose. Mais je dois tout de même reconnaître des facteurs extérieurs inattendus qui m’ont tiré dans cette direction. L’ami Monsieur O, par exemple. En 2018, il s’est lancé dans un nouveau projet personnel. Filmer une seconde de sa vie par jour, puis en proposer un montage en musique une fois l’année achevée. Il n’en est pas l’inventeur, je le sais bien, mais j’étais néanmoins intrigué par la chose, quand j’en ai appris l’existence, dès le mois de janvier. L’ironie veut, les années étant ce qu’elles sont, qu’il a commencé à capturer ces moments alors que L. partait. Une fois le film abouti, il ne l’a pas vraiment rendu public, mais l’a juste partagé avec les gens y figurant. Comme une preuve de vie. J’étais fasciné par l’entreprise comme par le résultat, nécessairement émouvant. Et attestant par rebond de ma propre existence, en tant que second rôle. Archiver sa vie. J’ai fugacement tenté de m’imaginer en faisant de même, et ai instantanément éprouvé un terrible vertige à l’idée de ces boucles d’images de mon salon, ma chambre, mon balcon. Cela ne pouvait être à ma portée, le rendu en aurait été bien trop cruel. Archiver, cependant, était devenu un questionnement. La graine était là. Et cela a sans doute grandement participé à la naissance de ces pages (ainsi que d’un autre projet parallèle concernant des selfies ridicules, mais là n’est pas le sujet).
Encore fallait-il que l’écriture s’impose comme une solution plausible. Le désir était là, à se terrer depuis une éternité, certes. Mais j’étais passé maître dans l’art de l’ignorer. Comme toute idée prompte à provoquer un changement, il était finalement beaucoup plus simple de la verrouiller dans une petite boite planquée sous un faux-parquet, sous le tapis. Je me souviens pourtant d’un jour ensoleillé où nous marchions avec L. dans Montmartre. C’était la première fois qu’elle m’encourageait explicitement à écrire. « Tu devrais ». Je n’ai probablement pas su être convaincant dans ma réponse, quelle qu’elle fut. « Oui, oui… », sans doute. Mais j’en étais touché. Ça fait cet effet, quand quelqu’un qu’on aime dépasse notre immédiat. J’y repense aujourd’hui parce que j’imagine que cette scène doit à peu de chose près remonter à l’époque où nous sommes allés voir Paterson, de Jim Jarmush. De quoi réveiller ce qui couvait au plus profond.
Il y a deux soirs de ça, le film est passé à la télé. J’en avais averti la belle Lys, nous l’avons donc regardé chacun de notre côté. Je lui ai dit en plaisantant que je la préviendrais si jamais je me retrouvais à pleurer devant l’écran. Sans aller jusque-là, je me suis retrouvé dans un état de stupeur émue, vaguement humide. Le trouble était manifeste. Cela n’a jamais été pour moi un critère d’appréciation d’une œuvre, mais il était indéniable que par jeu de miroir, j’étais ici renvoyé à moi-même. Et ce genre de prouesse n’est forcément jamais à notre avantage.
Paterson est discret, taiseux. Pas un mutisme frénétique, pas un silence maladif. Il rit, sourit, parle quand il y en a besoin, signifie son mécontentement à son chien lorsque ce dernier fait une bêtise. C’est plutôt le silence d’un homme qui écoute, qui se nourrit de ce qui l’entoure, avec bienveillance. Simplement l’essentiel de son expression, c’est par l’écriture qu’elle se réalise. Paterson est poète. Ce que je ne suis pas. Enfin, si, moi aussi je peux prétendre être un poète quand on ne me comprend pas. C’est mieux que d’admettre que je ne sais pas m’exprimer. Ses petits poèmes, il les consigne dans un petit carnet secret. Visiblement l’accessoire caractéristique de tout auteur amateur qui se respecte. Pour mon premier anniversaire d’après séparation, L. m’a offert quelques babioles. Dont un petit carnet vierge. C’était un outil inédit pour moi. Pendant quelques mois, j’y prenais quelques notes éparses, de temps à autres. Histoire d’ordonner un peu mes idées en vue du jour où je me lancerai dans la rédaction d’une chronique. Je le prenais souvent avec moi, avant de sortir, notamment à la Barenthèse. Un soir, à la fermeture, j’ai pris la route pour raccompagner une camarade de beuverie chez elle. En chemin, un homme passablement aviné a cherché à danser avec moi pour célébrer Zinedine Zidane. On croise souvent cette ivresse agaçante passée une certaine heure. Ce n’est que quelques minutes plus tard que j’ai réalisé que mon carnet secret avait disparu. Le malheureux avait le choix entre quatre poches, et il a fouillé celle qui ne contenait aucun objet de valeur. Si ce n’est pour moi. Ce petit cahier n’était pas indispensable à mon travail, mais j’ai ressenti ce vol comme une violence intime. Ainsi a pris fin mon expérience d’homme avisé se préparant un minimum avant le grand saut.
Paterson mène une vie calme et harmonieuse avec sa compagne, autrement plus expansive et fantasque que lui. Une vie de menus rituels confortables et anodins. Chaque jour, il se lève tôt, naturellement, puis s’en va conduire son bus dans sa ville de Paterson. Car Paterson de Paterson sait au moins conduire un bus, lui. Il n’est pas extrait du monde. Ce qui me fait me sentir un peu piteux, étant incapable de me projeter dans la moindre activité professionnelle sans écarquiller les yeux sous le poids de l’absurdité de la chose. Paterson écoute, regarde, vagabonde. L’impromptu et l’extraordinaire, les étranges coïncidences, tout cela a sa place dans son monde. Mais ça, c’est de la matière à cinéma. Sa poésie, elle, se niche dans le quotidien, dans le détail. Dans ces heures où on ne réalise même pas que nous réfléchissons intensément à l’objet que l’on triture du bout des doigts. Un regard. C’est sans doute ça, la poésie. Un regard, et des mots. Ce que souligne parfaitement la réplique finale, de la bouche du touriste japonais : « Excusez-moi : ah hah ! » Ça se lit comme un éclat de rire, ce qui me plait bien. Mais c’est un autre « ah hah ». C’est le son du dévoilement. Quand on déjoue un adversaire. Quand on élucide un mystère. Le « ah hah » qui perce à jour. Des poètes qui découvrent l’insignifiant. Une résolution dérisoire. Les événements, c’est pour ceux qui racontent des histoires. Pas pour eux. Un regard. Et des mots.
Il va de soi que je suis sensible à ce langage-là. Qu’il serait tentant de m’y reconnaître. Vous noterez par ailleurs l’admirable tour de passe-passe consistant à me comparer l’air de rien à un personnage confondant d’humilité. Chapeau l’artiste. Mais Paterson me renvoie surtout à ce qui ne marche pas. Aux coches que j’ai ratés, sans vraiment m’en rendre compte. Quelque chose tourne à vide. Quand il a été question pour moi de revenir ici, il y a un mois, je m’inquiétais sincèrement de ne plus savoir. De ne pas être à la hauteur. De gâcher toute cohérence dans le récit. Car oui, ça risque de vous étonner, mais il y a bien un récit qui s’est déployé ici, durant quarante billets. Et même une cohérence, ou du moins l’ai-je souhaité. Peut-être vous aura-t-elle échappé, auquel cas, merci de bien vouloir considérer que, tout compte fait, je suis un poète. Et si l’écrit ne valait guère plus qu’une voix ? Une voix sans autre propos que d’habiller l’instant. Un éphémère désarticulé. On s’agenouille devant le totem du verbe imprimé, enregistré. On se berce de l’illusion de la permanence. Mais que reste-t-il réellement ? J’écris à présent, de nouveau. Et je m’en contrefous. Si une faute ne m’est pas signalée, je ne risque pas de la corriger. Je ne me relis même plus. Je ne saurais même distinguer ce que j’ai pu dire de ce que j’ai tu. Les poètes peuvent bien dégoiser sur le fait d’écrire comme respirer. Le fait est que j’écris comme vous allez chez le dentiste ou chez le gynéco. Parce qu’il faut bien, à un moment. J’écris pour tromper ce qui n’est pas là. J’écris par défaut d’intimité. Je ne parle pas de sexe, ni même de tendresse. Mais d’ancrage, de consistance. Ce n’est nullement le fait du confinement. Il l’a juste souligné. Plus moyen de le cacher sous l’ébriété. Comme si je ne pouvais plus être que juxtaposé. Alors j’écris encore un peu, parce que je ne sais plus être aux autres.
N’y voyez toute fois aucun mépris. Vous demeurez mes inestimables partenaires dans ce jeu de dupes. Si je vous évinçais, ou que vous désertiez, il n’y aurait plus guère d’enjeu à sortir de ma tête. Il ne resterait qu’une absence de mémoire tournant dans son bocal. De tout ce fatras vous tirerez peut-être ce qui peut bien vous plaire. Mes mots peut-être. Mais votre regard. Ah hah.
Hot dog, jumping frog, Albuquerque
Plutôt que de vous farcir le billet, je vous encourage vivement à filer voir Paterson. Le film est disponible sur Arte+7 jusqu’au 7 juin 2020 : https://www.arte.tv/fr/videos/087394-000-A/paterson/
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