Le départ n’a rien eu de soudain. Pendant des semaines, des mois, les cartons se sont lentement remplis et accumulés. Faisant patiemment disparaître le parquet dans l’entrée. Des piles de livres non-lus, des cadeaux jamais ouverts. Un temple de « ne surtout pas jeter ». Je retrouvais la rue du Poteau une ou deux fois par semaine, pour finalement m’abandonner au rythme de l’escargot. Traîner la patte, remettre à plus tard. Il n’y avait aucune hésitation pourtant. Simplement faire durer l’étape. Comme ces dernières pages d’un livre qu’on cesse de dévorer compulsivement pour ne pas en finir trop tôt. Faire durer ces derniers instants, avant que le couperet du point final ne s’abatte et que la mémoire prenne le relais.
Bien sûr, les derniers jours furent une course. Multiplier les sacs poubelle. Donner, jeter. Trouver un repreneur pour tout ce mobilier de célibataire. La veille de la remise des clés, Vie m’a rendu visite. Sur le balcon, alors que nous évoquions, sourire aux lèvres, nos longues soirées ainsi perchés, un silence parvint à se faufiler et à s’imposer. J’ai alors soudain admis que c’était fini. Je m’en allais, je quittais ce quartier qui m’était devenu si cher. Sans aucun regret, mais pas sans un dernier pincement. Mon village montmartrois était mon chez moi inespéré, durant ces dernières années. Mais je sais à présent que chez moi, c’est au bout de mon bras. Et si paradoxal que ce soit, ce n’est en aucun cas un rétrécissement de l’univers.
Sous ma main, le ventre tendu de M. Sa surface est agitée d’ondes miraculeuses. Des bosses surgissent de part et d’autre, comme une bagarre de dessin animé sous la peau. La vie mûrit ici. Je souris. M. aussi. Malgré sa lassitude. Le grand jour est imminent. Ça fait des semaines qu’on ne fait que répéter cela. Nous sommes prêts. M. Moi. Notre fils.
C’est à la fin de nos vacances, l’été dernier, que nous avons pris la décision. Comme une évidence. Malgré tout ce que j’ai pu dire de cette question depuis la terrible nuit. Simplement je sentais que toute inquiétude s’était envolée. Que M. rendait cela de nouveau possible. Je me disais qu’on devait se laisser une chance. Que ce ne serait sans doute pas simple. Qu’il nous faudrait sans doute de nombreux essais, voire une assistance. Si tant est que ce soit possible pour nous. Je m’imaginais donc avoir au moins six mois devant moi, que le Procès aurait le temps d’avancer, peut-être même de s’achever. M. m’a annoncé la nouvelle mi-octobre. Ma réaction était sans doute décevante, je le sais. J’étais heureux, évidemment, mais abasourdi tout à la fois. Je me rendais compte que deux événements intimement historiques allaient se dérouler en même temps. Mon inquiétude première était pourtant infondée. Cette schizophrénie existentielle s’est avérée être un atout. Renforçant mes velléités paternelles et m’offrant la distance nécessaire vis-à-vis de ce qui se jouait au palais de justice. Comme si l’humanité tout entière avait décidé de se contorsionner pour tenir dans cette année.
Je sais bien que tout cela résonne comme un curieux revirement. C’est tout l’intérêt d’écrire, autant que sa cruauté : on ne peut pas faire comme si de rien n’était, comme si on était immuable, comme si nos mots ne nous trahiraient jamais. Ce qui est dit est dit et on en reste comptable. Le monde n’a pourtant pas changé. Je sais où nous vivons, je n’ai rien oublié des menaces qui veillent. Ce bébé grandira. Et jeune garçon, comme on le fait à cet âge, sans doute me haïra-t-il d’une telle légèreté. Il rappellera peut-être vertement qu’il n’a pas choisi d’être ici. Qu’on lui a imposé cette vie terrestre, cette damnation d’être humain. Je sais tout cela. Et sans doute une éternité de pères a-t-elle affronté ces foudres à travers les âges, même de plus cléments. Je n’ignore pas cela. L’avantage de l’immaturité, c’est que c’est comme si c’était hier pour moi, voyez-vous. Pourtant… Pourtant mon sourire ne faiblit pas à l’aube de cette naissance. J’aborde cette responsabilité avec une confiance nouvelle. Car la vie avec M. m’a fait réaliser quelque chose dont je n’avais jusqu’ici que l’intuition. L’inextinguible envie de vivre et la promesse qu’elle charrie. Ce qui peut encore pousser sur une terre calcinée. Ma vie d’aujourd’hui me rappelle avec une violence sans cesse renouvelée qu’il existe des bonheurs si purs, si cristallins, qu’ils peuvent encore émerger même après le pire. Je reviens de la fin des temps, mon fils, et j’en ramène un message : il y a encore un jour après. Une litanie de lendemains. Et ce sera mon travail de père que d’essayer de t’aider à le comprendre avant que la souffrance ne survienne. Car elle surviendra. Plus d’une fois. Je ne saurai éternellement t’en prémunir, même si je le voudrais. Mais il y aura aussi la joie. Une joie telle qu’elle vaudra la somme de toutes les peines. Tu la ressentiras, je l’espère, et tu le feras naître aussi chez d’autres. Tu participeras à ce brasier, parce que c’est la meilleure des raisons d’être.
Et me voilà à pérorer, donner de grandes leçons, jouer le philosophe à barbe sur un nuage d’expérience. De la vapeur. C’est peut-être ce sentiment de sagesse nonchalante qui accompagne ces heures où tout est déjà joué. Non pas que je nie les défis à venir, sans aucun doute au-delà de tout ce que j’ai pu connaître. Au contraire, c’est plutôt que je ne suis plus le sujet. Il n’est plus tant question de briller que d’aménager. On parle de transmission, du père au fils, mais c’est littéralement le premier rôle qui change de mains. Il y a peu j’étais encore questionnements, hésitations, espoirs et ivresses. C’était hier, ou peu s’en faut. Et voilà que tout cela ne compte plus vraiment. Les intrigues en suspens, les arcs irrésolus, tout ça peut bien planer dans le vide. Devenir père, de fait, sonne la fin de l’Histoire. C’est la sienne maintenant qui compte. Je n’y jouerai qu’un rôle secondaire. Il n’est plus temps d’être héros d’un quelconque récit, mais plutôt de laisser une scène rutilante pour les aventures qui se joueront sans moi. Je dis cela sans une once d’amertume. C’est comme si les choses retrouvaient enfin leur place. Je craignais d’être un jour écarté des projecteurs. Et me voilà satisfait devant le devoir d’être le meilleur figurant possible. Je n’ai aucun regret. J’ai gouté chaque pavé de ce chemin qui m’a mené jusqu’ici. Mon ambition seule à présent est de devenir homme serein et ennuyeux, à qui plus rien d’autre qu’ordinaire ne saurait arriver. A l’exception de tout ce qui nous sera intimement merveilleux, à M. et moi. Et à Lui avant tout.
Your sons and your daughters
Are beyond your command
Your old road is rapidly agin’
Please get out of the new one
If you can’t lend your hand
For the times they are a-changin’
Heureuse nouvelle !
Nous sommes derrière, ils sont devant… c’est merveilleux cette vie qui se déploie.
Joie dans mon coeur.
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