Sept semaines. Cela peut sembler immense. Et pourtant c’est comme s’il nous restait un siècle devant nous. Tenir, rangs serrés, coude à coude. Je savais que je voulais suivre les débats, ce qui revient à prendre part à cette histoire, à l’intégrer à ma vie, à une nouvelle place. Mais je n’aurais pas imaginé être si assidu. C’est presque quotidiennement que je prends place derrière mon écran, le casque sur les oreilles, prenant un air pénétré en écoutant la webradio, au cas où un photographe voudrait immortaliser ma concentration. Ce dispositif est une nouveauté, réservée aux parties civiles, permettant de suivre à distance les auditions, sans image. Le procédé peut sembler rude, violent. Il l’est pourtant bien moins que de lire de simples comptes rendus de journalistes. Le tremblement des voix adoucit considérablement la brutalité des propos et des faits évoqués. Même lors des phases préliminaires de constatations. L’enquêteur précis et factuel devient ainsi pleinement humain lorsqu’il cherche son souffle. Je l’imagine presque mordant sa lèvre pour ne pas flancher. C’est moins vrai depuis que les parties civiles s’expriment. Il n’est pas rare que les larmes soient impossibles à retenir, rejoignant celles des témoins dans leur fleuve de chagrin. Je suis conscient de la part de masochisme que cela implique. Alors je me ménage parfois, et fais l’impasse un jour ou deux. Pas tant pour moi que pour M. Nous laisser des espaces, des respirations. Je tâche de ne pas la contaminer, même si tous ces mots ne quittent jamais vraiment mon esprit.
Ce concert de voix est dominé par un chant rassurant. Celui du président Périès. Son léger accent n’y est pas étranger sans doute, mais c’est surtout un mélange de solennité et d’humanité qui caractérise le plus sa conduite. Le respect qu’il voue aux parties civiles transpire, de même que son attachement au bon déroulement des débats. Il fait preuve de fermeté sans céder à l’autoritarisme quand les propos des avocats ou des accusés l’imposent. Il est le garant du droit, la voix de la justice en œuvre. Je n’aurais su espérer homme plus adapté à cette place. C’est peut-être un peu puéril, mais je ne peux m’empêcher de le percevoir comme une figure paternelle apaisante. Signe de l’absolue confiance qu’il suscite. Sans doute ne le comprendrai-je pas toujours, sans doute serai-je parfois heurté, mais je sais à présent que je pourrai toujours me raisonner en pensant qu’il ne déviera pas de son objectif : être le plus juste possible.
C’est sans doute ce paternalisme ambiant qui aura agacé une éminente chroniqueuse judiciaire. Tout est fait pour ménager les parties civiles. On ne montre rien de trop choquant. Les associations d’aide aux victimes sont omniprésentes dans la salle et en dehors. On les dérobe aux curieux ou aux journalistes trop pressants. Ce qui l’a amenée à qualifier cette salle d’audience de « cocon » pour les victimes. Les réactions outrées de ces dernières ne se seront pas fait attendre. Pour ma part, je laisse glisser. Tout au plus, je noterai l’inutilité de ce reproche. C’est revenir sur quelque chose qui a été tranché depuis longtemps : ce procès sera aussi une place pour les victimes et leur parole. Avec ce que cela implique dès lors de précautions. Cependant, je dois bien reconnaître que ce terme de « cocon » a été le mien également. C’est ce qui m’a sauté aux yeux lors de mon infructueuse visite du Palais de Justice, que j’ai précédemment évoquée. Je cherchais mon chemin, demandait à tous les hommes bardés d’armes que je croisais de m’aiguiller. Sans succès. Alors même que je savais que ceux qui étaient arrivés du bon côté étaient accueillis avec bienveillance, guidés, écoutés, aidés. L’image était fondamentale : le monde était au chevet des victimes et mettait tout en œuvre pour leur rendre ce parcours aussi doux que possible. Sauf que ce n’était pas le monde entier. Juste un décor de cinéma pour dissimuler le fait que la société, elle, était passée à autre chose et n’avait qu’une conscience au mieux relative de ce qui se jouait, de la mémoire qui s’apprêtait à affleurer. Un cocon dans lequel notre histoire passe pour toujours présente.
Il est probablement beaucoup plus compliqué aujourd’hui pour un journaliste de parler de cocon. Car depuis un mois, ce sont les parties civiles qui s’enchaînent à la barre. Parler de leur expérience, de leur perte. Une litanie de peine qui ne laisse que très peu de place à la lumière. Tout évoque la douleur, souvent l’horreur la plus crue. Rester passivement à écouter ces témoignages qui se succèdent est renversant. L’impression d’essuyer une myriade de coups. A la fin de ces journées engourdies, on se sent littéralement assommé. C’est encore plus vrai dans la salle d’audience même. Je m’y suis rendu à deux reprises jusqu’à présent. Une cathédrale de souffrance. Je m’y sens pourtant à ma place. Un lieu de communion. Seuls viennent adoucir ce sentiment les regards chargés de compassion que l’on s’adresse les uns aux autres. Bien sûr, j’ai lu et entendu les commentaires de la presse. « Ce serait mentir que de dire que tous les témoignages sont émouvants. Sincèrement, certains ont été effacés aussi tôt que prononcés ». Je n’en suis pas juge. Sans doute est-ce propre aux journalistes, qui doivent sélectionner quoi dire, quoi relater. Je ne nie nullement les redites, l’impression parfois d’être enseveli sous une boucle de mots. Mais c’est sans doute aussi là le meilleur moyen de retranscrire ce que cette Terrible Nuit fut. C’est ce raz de marée en tant que tel qui donne corps à cet impensable. Cette écoute en apnée nous matérialise. Et nous apaise, dans la fresque macabre qu’elle dessine. Et ayant vécu cette épouvante au plus près, nous y sommes préparés. Nous savons respirer dans cette eau noire.
Nous…
Ils sont nombreux les témoignages dont les mots résonnent encore. Mais il est une phrase qui m’a particulièrement hanté. Qui me semble résumer ce que représente ce mois de mots nus, essentiels. Il s’agit de la conclusion du témoignage d’Aurélie Silvestre. « L’autre jour, une amie m’a dit que cette salle était le pays dans lequel on voulait vivre ». Le pays du Nous. Elle a raison, bien entendu.
Ici, nos mots trouvent un écho. Ici nous ne sommes plus décalés. Ce récit collectif est le nôtre. Sur les bancs, nous nous reconnaissons comme nos pairs. Dans l’émergence de cette parole, dans l’acceptation de sa douceur comme de sa violence, nous forgeons une famille. Dans l’appréhension que j’avais des familles endeuillées, je n’avais d’ailleurs jusqu’à présent pas réalisé à quel point nous sommes liés. Nous comprenions bien sûr ceux dont la vie est dorénavant peuplée par l’absence. Mais je découvre la gorge serrée que c’est réciproque. Et ce que nous nous apportons mutuellement.
Ici, la chaleur nous entoure. Elle fend l’espace dans les baisers, dans les accolades, et le plus souvent dans les échanges de regards. Elle nous renforce. Ici, nous ne sommes plus diminués. Nous nous acceptons, quelle que soit la peine, quelle que soit la colère.
Ici, c’est un pays plus fort. Parmi les mots le plus souvent entendus, les « je ne pardonnerai pas » s’enlacent avec les « je ne cèderai pas à la haine ». Souvent dans les mêmes bouches. Sidérante inversion quand les premiers concernés se montrent plus résilients que le reste de la société.
Ici, dans cette salle d’audience, c’est un tout petit pays au peuple esquinté mais debout. Où chacun a puisé dans d’insoupçonnables ressources pour persister, pour continuer. Car ici, il faut le dire, c’est le pays dans lequel nos assassins ont échoué. Tous s’attèlent à le répéter : « vous nous vouliez morts mais nous sommes toujours là. Plus forts ». Comment leur donner tort ?
Mais ce petit pays est bien trop petit. Et il n’est pas la France. Qu’il est brutal dès lors de prêter attention à ce qui se passe au dehors. Ici, on est éberlué face à ce qui ressemble à l’apogée de l’humanité. Pendant que la France, dehors, alors que les enjeux d’avenir cruciaux se bousculent, semble trembler obstinément sur sa base, à ne plus savoir comment on peut faire société. Chaque jour, on se demande qui d’autre on pourra écarter. Tout le débat national est mené par une extrême droite plus orgueilleuse que jamais. A l’inverse de notre petit pays de l’Ile de la Cité, la France semble s’effriter face aux terroristes. Là-bas, leur défaite n’a rien d’évident. Oh bien sûr, nos vieux démons n’avaient pas besoin de tous ces morts pour frapper à nos portes. Mais le nombre d’attentats d’extrême-droite déjoués depuis la fin de l’été est le signe mortifère d’un réel succès du projet de nos bourreaux.
L’heure des parties civiles touche à sa fin. Dans quelques jours, tous ces mots seront remplacés par des débats. Au sens propre. Durant près de cinq semaines, seules nos voix auront retenti dans ce sanctuaire, ou peu s’en faut. Vient donc le temps des témoins, experts, avocats, accusés et de la Cour. Le temps de renouer avec le tempo plus conventionnel d’un procès. Mais nul ne saura dès lors faire abstraction des faits. De quoi on parle. Le récit des parties civiles aura tracé un cadre. Bien au-delà du décompte brut des assassinés.
Home, is where I want to be
But I guess I’m already there
I come home, she lifted up her wings
Guess that this must be the place