Je sais qu’on aurait vite tendance à le croire, quand on me lit comme ça, mais je ne reste pas chez moi à ruminer sur les désastres et chagrins inconsolables. Enfin pas tout le temps. Hier soir, par exemple, c’était concert. Bon évidemment, ce n’est pas l’activité la plus éloignée de ma vie à deux d’avant. Là, par exemple, j’y ai croisé un copain. Enfin autant être clair : un copain, dans le cadre d’un concert, c’est presque à coup sûr un copain de L., et celui-ci ne faisait pas exception. Alors bien entendu, on cause. Et ça ne rate pas : « ça m’a emmerdé quand j’ai appris pour vous deux. C’est que je vous trouvais vraiment assortis, complémentaires. Toujours prêts pour les polémiques à la con, elle dans la punchline et toi dans la dissertation sur la punchline. » Je ne sais jamais vraiment si les gens pensent réellement ce qu’ils disent dans ce genre de cas. Mais pour le coup je le crois sans peine. Ne serait-ce que parce que je suis tout à fait d’accord avec lui. Ça m’a touché, qu’il me le dise. On s’est croisé à quelques soirées, plutôt bien entendus, mais on ne se connaissait pas plus que ça. Alors ce regard, ne m’a pas laissé indifférent, de même que le simple fait qu’on soit contents de se revoir. Puis la discussion a glissé vers le sujet épique de la « terrible nuit ». Petit aparté : c’est dingue, je crois que dans 100% des cas, les gens qui me disent « non mais comment c’était pour vous, je m’en fous, je veux pas de détails, ce qui compte c’est que vous alliez bien » finissent invariablement par me demander de raconter à un moment ou à un autre. Ça m’amuse, et je comprends que les gens ne veuillent pas paraître voyeurs. A vrai dire, je trouve même sain qu’ils souhaitent savoir, non pas par vice, mais parce que même des années après, ça les chamboule, et je n’ose imaginer ce que ravive en eux le fait de côtoyer des gens qui ont vécu ces événements de près.
Mais revenons-en à cette complicité qu’on nous envie (-ait ? Oh ne commencez pas à me chercher avec des conjugaisons blessantes, hein). Je ne crois pas que ce soit de la vantardise que de confirmer que je le vivais comme ça. Dans notre vie publique, du moins. Pas de mystère, si nous en sommes là aujourd’hui, c’est bien que c’était plus compliqué dans notre cocon privé. Mais pour le reste du monde, l’étincelle était bien là. Deux jeunes gens animés par un même goût de la musique et des autres, différents et similaires, en phase et complémentaires. Bien que L. soit de toute évidence plus flamboyante et remarquable que je ne le suis, ça n’a jamais été à mon détriment. Et j’ai d’ailleurs toujours admiré sa façon discrète de me mettre en valeur avec délicatesse, sans la moindre lourdeur. J’espère en avoir fait de même pour elle, mais je suis bien mauvais juge en la matière.
C’est au lendemain même d’une lointaine rupture que je l’ai vue pour la première fois, au comptoir d’un bar parisien où je retrouvais des amis. Une femme immanquable, spectaculairement sexy et vénéneuse. Je ne l’aurais jamais abordée, à vrai dire. Mais elle a sympathisé avec mes compagnons et s’est tout à fait fondue dans ce petit groupe, où son humour cassant et ravageur ainsi que son sens du show (je suis encore tout à fait sous le charme de son numéro sur les danses de goths) ont illuminés notre soirée. Contre toute attente (pour moi, hein…), le courant est passé avec une aisance confondant entre nous. Musique et rires étaient autant de passerelles naturelles. Mais je n’osais vraiment y croire. Après nous être quittés, ce soir-là, je me suis longtemps demandé si je n’étais pas passé à côté de quelque chose. Les joies des réseaux nous ont permis de renouer contact peu de temps après. Bien sûr que c’était trop tôt pour moi, qui sortais d’une longue relation un peu épineuse. Mais je savais que je m’en voudrais éternellement si je laissais filer un tel soleil.
Alors de fil en aiguille nous nous sommes rapprochés, puis aimés. Toujours dans l’horizon l’un de l’autre, sans empiéter pour autant sur son territoire propre. Inutile de préciser que ça n’a pas toujours été simple. Les aléas parfois douloureux de la vie ne nous ont pas épargné et ont très tôt installé une certaine distance entre nous. Distance qu’une invraisemblable bienveillance mutuelle nous empêchait de réduire d’une âpre discussion (qui était pourtant nécessaire). Jamais un mot malveillant de l’un à l’autre. Même aujourd’hui. Peut-être dans mon dos, ce qui serait tout à fait possible et normal, même. Mais jamais aucun de nous deux ne s’est laissé aller à blesser l’autre (pas sciemment en tout cas, alors il n’est pas exclu qu’elle pense autrement).
Durant toutes ces années, nous nous épanouissions de concerts en vacances, de familles et amis. Durant toutes ces années, nous nous laissions nous faire ronger par un mal insidieux, chacun de notre côté. Un sentiment profond d’inaccompli. Brûlant et mortel. Qui nous éloignait progressivement et sapait toute l’énergie dont nous avions besoin pour lutter. Lutter pour nous. Il n’y a pas de miracle : il a fallu qu’elle parte pour que j’arrête de nier ou de minimiser. Pour que je me redresse. Et je me retrouve dès lors dans cette impossible impasse : j’ai enfin la force de me rebeller, mais plus de raison de le faire. C’est donc le début d’une ère de résistance mécanique, à me maintenir la tête hors de l’eau, en espérant renouer avec le rivage. Et en espérant, quoi que j’en dise, qu’on l’atteindra ensemble.
It’s been a while since I’ve been to see you
I don’t know where, but you’re not with me
Heard a voice, like an echo
But it came from you