Bang

J’étais dans le bar de Colin, un compagnon écossais, quand la nouvelle nous est parvenue. Lui aussi avait connu de près la Terrible Nuit. Bien que s’en étant sorti indemne, de même que ses amis, il en avait hérité une vague tristesse au coin de l’œil. J’étais installé au comptoir, à tourner autour de ma solitude malvenue. La journée avait été une véritable épreuve, que je n’avais pas du tout anticipée. J’en étais sorti avec l’espoir, forcément déçu, de voir L., un besoin qui me taraudait comme rarement. Et me laissait face à une dévastatrice évidence : elle ne sera plus là pour moi.

J’en étais là, à laisser ma morosité balancer entre ce manque et mon verre, quand Colin s’est figé et a commencé à montrer une vidéo sur ton téléphone à tous ses amis à portée, moi y compris, même si nous ne nous connaissons que peu. Je voyais la colère le disputer à l’accablement sur son visage. L’objet en question ? Le président Trump, raillant les victimes de fusillades impuissantes face à des meurtriers armés. Allant même jusqu’à mimer les exécutions. Bang… Bang… Bang… Le tout pour promouvoir le droit à l’armement (car bien entendu, ça ne se serait pas passé comme ça si une des cibles avait été armée et en mesure de riposter. Bien entendu. Bien entendu).

Je me suis contenté d’adresser un sourire las que j’espérais prompt à traduire ma compassion à mon compagnon d’infortune. Je voyais bien que ma réponse n’était pas à la hauteur. J’ai pensé à L., à ce que serait sa fureur quand elle-même découvrirait cette vidéo. Je n’y pourrai rien. Je ne serai pas là. Inutile. Je sentais alors l’aridité de ma gorge, et l’absolue nécessité de me noyer dans ma bière.

D’aussi loin que je me souvienne, les armes n’avaient jamais été un objet de fascination pour moi, et encore moins de plaisanterie. Les armes réelles, j’entends. Evidemment que le jouet et le jeu savaient remplir leur rôle cathartique à merveille par ailleurs. Mais la réalité d’une arme capable de tuer, par contre, me mettait profondément mal à l’aise. Adolescent, un ami avait ramené un revolver, une fois, chez moi. J’avais instantanément pris en horreur et l’objet et l’ami. Je le précise, parce qu’il ne faudrait pas croire que ce sont les événements auxquels j’ai été confronté qui ont façonné mon aversion des canons (et de la violence, à vrai dire).

Autant dire que je n’étais pas prêt, il y a quelques mois, quand j’ai eu droit à une somptueuse surprise de fin de journée. J’étais au travail, l’après-midi touchait à sa fin, nous n’étions plus que deux au bureau. La porte était comme d’habitude grande ouverte, donnant sur un petit couloir que nous partagions avec nos voisins, une boite de formation en sécurité. Alors que je m’affairais péniblement sur quelque tâche d’une absurdité comme seule l’informatique sait nous en réserver, le responsable des formateurs est entré dans notre bureau et a pointé un fusil d’assaut sur mon collègue qui était lui-même au téléphone. Hilarité des deux hommes, qui ne prêtent pas la moindre attention à ma présence. Pour ma part, j’ai immédiatement remarqué que le fusil ne comportait pas de chargeur (j’apprendrai bien plus tard que l’arme était en fait factice, ce qui ne change pas grand-chose). Un simple coup d’œil, et me voilà arcbouté sur mon ordinateur, n’accordant plus aucune importance à mon environnement, totalement dévoué à une mission surréaliste : faire comme si de rien n’était. C’est ainsi que mon cerveau, hors de tout contrôle, répond aux agressions morales.  Une anesthésie du comportement. Je suis resté ainsi une petite demi-heure, à faire semblant d’être concentré sur mon travail. Une fois ce laps de temps passé, une formidable fatigue me submergea, me laissant prêt à m’endormir profondément sur mon clavier.  Au lieu de quoi je suis sorti prendre l’air, suspendre le temps. Et alors que je prenais de longues inspirations, je sentais une incommensurable amertume m’envahir. Une tristesse profonde et inextricable qui ne relâcherait son étreinte que deux jours plus tard.

C’est un peu ce que j’ai ressenti, dans les heures qui ont suivi la diffusion de ce discours de Trump. Une lassitude amère, bien en deçà de ce que j’aurais dû ressentir, de la colère légitime qui ne manquerait pas de saisir mes comparses. A commencer par L. Voyez-vous, les gens craignent intuitivement, et d’autant plus depuis la Terrible Nuit, d’être menacés par des terroristes, ou quelque guerrier zélé d’une cause obscure qui s’estimerait mandaté pour un juste massacre. C’est compréhensible, je ne vais pas faire comme si ces choses n’arrivaient pas. Mais statistiquement, on va tout de même admettre que ce n’est pas ce qu’il y a de plus probable. Les fous et les meurtriers sont une menace. Oui. Mais les cons, les salauds, les cyniques ? Eux sont à l’œuvre, eux ne vous oublient pas, eux font des discours à la NRA (ou rient dans le public), moquent vos ambitions et vos croyances, entravent votre seul plaisir, même le plus respectueux. Ils ont le nombre et l’influence pour eux. Eux vous meurtriront, chaque jour, petit à petit. Et votre seule chance de ne pas totalement subir sera d’en être un peu, vous aussi. Le Mal, notre mal, ne se résume pas à des hommes armés. Il se réfugie dans les humiliations quotidiennes, dans ces crachats qui nous seront adressés.

Un tel constat est paralysant, laisse impuissant. J’approuve et envie ceux qui savent s’abandonner à leur fureur face à ça. Moi je suis fracturé, et ne sais simplement pas renouer avec ma propre colère. Alors je fais ce que je peux, et tente de me concentrer autant que possible sur ceux que j’aime, y compris ceux qui se passeraient volontiers de moi. Parce que c’est ma seule armure aujourd’hui, même si elle ne protège guère. Et je travaille comme je peux, de mon côté, pour qu’à terme je puisse moi aussi joindre mon poing à ceux qui seront déjà levés.

 

Courage… Avançons… Un jour arrivera où nous arriverons à voyager léger… léger…

 

4 commentaires sur “Bang

  1. Tu n’a jamais regretté de ne pas avoir expliqué à ce comique ce que çà te faisait ce genre de blague?
    Le nombre de fois où je regrette de ne pas l’ouvrir pour exprimer une plainte mais avec l’âge, çà tend à changer, quand on a pas dans sa nature de faire des esclandres, de râler bruyamment , de reprocher etc c’est compliqué, et après je rumine …pas toi?

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  2. Un ami m’a raconté qu’il est arrivé un peu la même « blague » à un de ses potes qui était au B. , et qui bosse dans une des plus grosses agences de pub parisiennes : mise en scène préparée, accessoires, irruption etc. le type est retombé en arrêt de travail pour dépression mais s’est décidé à poursuivre son employeur, mais il monte le dossier discrètement pour mener cela comme il faut…

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