Sur le plan musical, je n’ai probablement jamais autant pris plaisir à être constamment dérouté qu’avec Deerhoof. Encore une fois, je n’ai pas été un précurseur : ils avaient déjà quinze ans de carrière derrière eux lorsque je les ai découverts. Le trio rock d’un camarade, OK, ouvrait pour les Californiens lors d’un concert au Nouveau Casino, il y a près de dix ans. Je commençais tout juste à me faire quelques amis sur Paris, avec qui ça parlait beaucoup de musique. Pour me préparer, j’ai rapidement écouté leur dernier opus d’alors, Deerhoof vs Evil, qui m’a laissé perplexe à la première écoute.
Mais bien entendu, les voir sur scène a été une expérience tout à fait ébouriffante pour moi. Imaginez donc : une chanteuse-bassiste japonaise à la voix enfantine, Satomi Matsuzaki ; un duo de guitaristes survoltés au jeu épique et complémentaire, Ed Rodriguez et John Dietrich ; et, last but not least, un batteur hors norme et furieux, Gregory Saunier, dont le jeu syncopé n’est pas sans rappeler un jazz des plus expérimentaux. Le voir frapper ses fûts, nerveusement, hurlant presque parfois, avant de caresser ses cymbales avec une extrême délicatesse était sans aucun doute une des visions rock les plus hypnotisantes et stimulantes dont je puisse témoigner.
A partir de cette soirée, durant laquelle je me suis à de nombreuses reprises époumoné de contentement, c’est devenu une histoire d’amour avec ce groupe. Un amour pas facile à partager, tant leur musique peut prendre à rebrousse-poil et ne se laisse pas facilement approcher sur disque. Bien sûr, j’ai eu le bonheur de les faire découvrir à L., qui, si elle n’était guère emballée par les enregistrements studio, m’a semblé bien plus enthousiaste lors des sessions de concerts où elle m’a accompagné (ma maigre contribution à sa majestueuse culture musicale). D’album en album, leur son évolue, au gré de leurs collaborations, et petit à petit on découvre toute la richesse de l’alchimie, on s’attache l’un après l’autre à chaque membre du groupe. Ecouter Deerhoof, c’est danser contre soi-même et aimer ça, à l’improbable croisement entre punk, math-rock et comptines.
Il va de soi que j’étais donc au Trabendo, au Parc de la Villette, le 12 Mai 2018, pour assister à leur set clôturant le Beau Festival. Encore une fois, j’étais subjugué et excité. C’était trop court, comme souvent (faut dire qu’il y a de quoi s’épuiser, surtout pour le batteur) mais je souriais de toutes mes dents, comme un gamin trépignant devant les cadeaux de Noël. Certes, le public n’était pas tout acquis à la cause, et trop nombreux sont ceux qui ont quitté la fosse à mi-parcours. Dommage mais on doit faire avec. A minuit, le concert s’achève et je me dirige vers le bar pour prendre un dernier verre avec un ami. C’est uniquement alors que je regarde mon téléphone et que je vois avec surprise que ma mère m’a envoyé un message. Un simple « Tout va bien ? ». Je reçois rarement des textos, encore plus rarement de ma mère, autant dire jamais à une heure si tardive. Je pressens que la question n’est pas anodine. Je jette instinctivement un œil sur Internet, conscient de ce que je vais y trouver. Il n’y a pas de surprise, bien sûr : il y a eu une attaque terroriste au couteau en plein Paris, en début de soirée. Immédiatement je pense à L., et vérifie que les réseaux ont gardé une trace d’elle récente. J’hésite à l’appeler pour la rassurer, mais je m’abstiens, ne sachant trouver ma légitimité. Je me suis contenté de répondre rapidement à ma mère, puis ai siroté ma bière en refaisant le monde.
Une fois rentré dans mon antre, plutôt que de regarder les infos ou chercher plus de détails, j’ai simplement trié mes photos du soir avant de poster un rapide compte rendu des concerts. Je suis conscient du côté saugrenu de la chose, sa relative indécence. Faire comme si le monde persistait à tourner alors que le sang coulait. Bien sûr, l’expérience m’a prouvé à quel point il était sain de se couper des chaînes d’info continue dans de telles situations. Ne pas se laisser aspirer. Mais tout n’est pas louable dans ce détachement de circonstance. L’évitement ne sait vraiment dissimuler une certaine lâcheté.
Lorsque je prends les transports en commun, qui sont pourtant un idéal de vie pour un parisien comme moi qui déteste viscéralement conduire, j’enfonce systématiquement profondément mes écouteurs et mets la musique suffisamment fort pour masquer le brouhaha alentours. Une façon de calmer la vigilance qui est devenue naturelle pour beaucoup d’entre nous depuis la Terrible Nuit. Mais qu’advient-il lorsque la violence surgit malgré tout ? Une dispute, des cris, une rixe… Je tente de baisser les yeux. Le bruit s’intensifie, perturbe mon écoute ? Je jette un œil inquiet vers la violence, implorant presque de n’être qu’une brève entorse dans l’existence. La rage redouble ? Et je me retrouve alors suspendu, retardant autant que possible cet instant où j’enlèverai mon casque. Parce que je sais qu’à ce moment, j’aurai basculé. Basculé dans le monde d’après. Celui de la fureur, de la haine, de l’envie de déchiqueter. Je crains plus que tout ce moment, parce qu’il me confronte à ma petitesse, à ma lâcheté. Mais comprenez-vous que je suis inapte à ce monde-là ? Que j’ai déjà visité ses rivages les plus lointains, son essence, et je ne veux même pas envisager de m’en approcher de nouveau ? J’aimerais tant ne pas être un lâche en souhaitant juste vivre en parallèle de ces éclats, de ces fracas. N’intervenir que lorsqu’il n’y a plus le choix. Et, en attendant, renouer avec la musique, l’insouciance et l’amour.
I will scream my lungs out till it fills this room
How much difference does it make ?