C’est comme au lendemain de la Terrible Nuit, comme il y a quelques mois, après qu’elle soit partie. Une boule me serre la poitrine alors que je tente de dormir, et je finis par réaliser que mes yeux sont grands ouverts, écarquillés. Je sais que je resterai éveillé, dès lors. Pour le moment, cependant, j’en tire un réconfort. Parce que j’ai la main de L. dans la mienne. Si je l’enlève, ou que je m’éloigne, elle grommelle dans son sommeil. Alors je la reprends. Et je m’en mords la lèvre. C’est une maigre compensation. Elle est tombée d’un coup, sous l’effet de trop d’alcool, de trop de besoin de libérer les mots. Ouvrir la cage. Ce faisant, elle m’a privé de mon moment. Elle m’a empêché de la serrer dans mes bras jusqu’à ce qu’elle s’y endorme. J’ai tant besoin de sentir sa chaleur. Son contact. Nos infrabasses, nos ultrasons, ce sens que notre parole ne sait porter. Parce que je peux le repousser, implorant, autant que je le veux, le petit matin approche. Et une fois le jour pénétrant le salon, cette femme, si précieuse âme, se lèvera du canapé, se dirigera vers la porte d’entrée, et en traversera le seuil. Et notre monde basculera alors, un univers en pleine chute, un long effondrement.
C’était une de ces nuits de discussion, un de ces points essentiels où il faut dire, démolir. Une de ces nuits comme les redoutent et les espèrent les amants d’après, les après-amants. Ces nuits où il faut se dire qu’on ne s’aime plus. Et où il faut se dire qu’on s’aime. Avancer d’autant qu’on recule. Porter l’espoir comme la dévastation. Se rappeler, encore, inlassablement, qu’on ne sait pas. On croit mais non. Les mots se percutent et c’est ce qu’il ressort : je ne sais pas, elle non plus. Une famine du cœur qui souhaiterait tant l’apaisement. C’est difficile de rester fier, quand après tant de mois, je constate que je n’ai pas oscillé sur ce point : mon amour et mon besoin d’elle restent parfaitement ancrés. Même quand inévitablement un « autre » apparaît dans sa vie. Je dois confesser me trouver pathétique dès lors, mais je n’arrive pas à l’intégrer comme une force dissuasive. J’ai beau ne pas y être insensible, ça ne reste qu’une information, un indice tout au plus, qui n’a rien à voir, rien à faire, avec ce qui me lie à L. Oh n’allez pas me croire à ce point au-dessus de la mêlée. L’évocation de « l’autre », ou même du « suivant », ne manque pas de tirer ma faiblesse par la manche, me transformant en un misérable ex jaloux. Moi aussi, je suis alors étranglé par la pulsion de ravage. L’envie de mélanger ses traits à mains nues. Parce qu’il n’est pas moi, qu’il est même précisément ce que je ne suis pas. Et que c’est le besoin du moment. En amour, nous ne sommes que des moments. Même si je prétends évidemment être plus que ça. Et ne m’en déplaise, ne pas être celui du moment me renvoie à mes manquements, encore une fois. Ne pas être assez. Et trop de ce qu’il ne faut pas.
Ce récit tombe étrangement, n’est-ce pas ? Sur ces pages. Simplement parce qu’il tombe tout aussi étrangement sur ma vie. Pourtant tout cela n’est que banalités des épilogues, semble-t-il. Et je fais œuvre par ailleurs. Je crois que c’est simple en fait. J’ai menti. Je disais que je fusionnais avec mon quartier ? Menti. Je fusionne avec son quartier. Et me démène, me manifeste, me rappelle auprès de ses amis, de sa famille. Je n’ai simplement plus de place en propre après elle. Comme si mon identité même se retrouvait désuète, atténuée. Les couleurs sont passées. Je dois en faire l’aveu : je ne suis pas prêt. J’ai évolué, travaillé, repensé ma vie. Tout de moi est en mouvement exploratoire, correctif, évolutif. Sauf elle. Sauf moi à elle. Et cette simple évidence me fait fantasmer de fenêtres plutôt que de portes. J’enrage de cet aveu. Mais il faut bien le dire, non ? Même si c’est un crachat aux visages de tous ces emportés malheureux. Ce n’est pas digne. La brûlure n’est pas digne. Elle n’est pas présentable. Elle cloque, elle boursouflure. Suintement et odeur âcre. Ma larme vous émeut ? Alors écoutez le reniflement, dégoûtez-vous de la morve. C’était romantique, cette histoire ? Alors voyez-en maintenant le cortège. Pas l’un sans l’autre. Je comprendrais que vous le laissiez. Ça parlera drames, jeux vidéo ou musique plus tard. Mais pour l’heure c’est juste mon éboulement, mon glissement de terrain, un anéantissement tout en lenteur. Et on n’en aura même alors pas fini. Car cette éprouvante inévolution m’impose un déchirant constat : quand on aime, on peut perdre l’autre à répétition, encore et encore, renouvelant sans cesse la douleur. Ainsi, nous savons l’un et l’autre que ce ne sera pas notre dernier débat. Il sera à nouveau question de doute, d’envie, de désir. On exprimera encore le sentiment et les réalités les plus dures.
Je la sens s’agiter. Le jour se faufile jusqu’à mes pieds. Elle se réveille enfin, sa main inerte dans la mienne. Quelques bribes de la fin de soirée ont déserté sa mémoire. Un verre d’eau, et déjà, elle se prépare. Rentrer. Dormir dans son espace, son cocon. Je la prends dans mes bras. J’essaye de suspendre le moment, de retenir son éclat. Qu’on ne me l’enlève pas. Qu’elle ne s’enlève pas. Elle ouvre la porte. Avance vers l’escalier, l’ombre d’un sourire fatigué. Bien sûr, j’ai envie de passer le seuil à mon tour. La rattraper. Et l’embrasser. Je ne le ferai pas. Il n’en est plus temps. Ou bien pas encore. De même qu’il y a six mois, ça n’aurait rien sauvé. Ma gorge s’assèche d’un coup. Elle disparaît derrière l’angle du mur, et ne résonne plus dès lors que le bruit de ses pas dans les marches.
Et alors seulement, le monde s’effondre enfin.
They told us our gods would outlive us
They told us our dreams would outlive us
They told us our gods would outlive us
But they lied