De mes jeunes années de lecture lente mais assidue, il est un livre qui me revient aujourd’hui en écho, qui m’avait laissé cyniquement enthousiaste et perplexe tout à la fois. Il s’agit de Mars, de Fritz Zorn (un pseudonyme, bien entendu, je vous laisse le soin de le traduire). Oui, le titre de cette chronique lui rend directement hommage. Et ça vous donnera une occasion de réviser vos correspondances syncrétiques. L’auteur y réglait ses comptes avec la haute bourgeoise zurichoise, qu’il assimilait entièrement au cancer qui le rongeait. Des pages d’une cruauté hors du commun, que j’explorais, perdu, comme un ethnologue découvrant une peuplade coupée de l’humanité. Un voyage en terre de Courroux, qui m’était province parfaitement étrangère. Je n’avais pas les codes, et en était fasciné. D’une certaine bienveillance, prompt à faire rire mon prochain, souffrant d’une propension naturelle à la mélancolie, j’étais néanmoins totalement démuni face à la colère. Incapable de l’éprouver moi-même, et spontanément effrayé par celle des autres. Autant dire que j’étais admirablement taillé pour affronter notre monde.
Les sept années durant lesquelles je vivais avec Y. m’apparaissent rétrospectivement comme une flagrante aporie. La brûlante Y., brasier d’une inextinguible colère. Je me retrouvais incapable de la satisfaire, d’être à la hauteur, elle en guerre contre le monde, les autres, et moi-même qui incarnait tout ça, voué à l’insuffisance. Chaque pas que je faisais en avant était immédiatement considéré comme un acquis, faisant progresser d’autant l’exigence. Une barre à jamais inatteignable. Et moi, tout à mon incapacité, je ne montrais aucun signe d’insurrection. Mon cerveau, mon très cher et constant protecteur, effaçait les événements les plus durs, les blessures, à peine survenus, me laissant dans un état de dissonance confuse. Oh n’allez pas vous imaginer que tout cela était immérité. J’ai failli, j’ai été adepte du « oui, oui » de convenance, pour mieux relâcher l’effort. Oui, je suis parti, au final. Mais cela n’avait rien à voir avec un sursaut de rébellion. Simplement la douleur m’appelait ailleurs, et je n’avais pas le cœur assez vaste pour tout y contenir. J’ai donc simplement abdiqué. Une fuite opportune. Même quand on est le quittant, la rupture est un deuil. Que j’ai bâclé en rencontrant L., à peine la porte claquée. Bien entendu, je garde encore de l’amour pour Y., mais je reconnais aujourd’hui sa toxicité pour moi.
Nos fraîches premières heures avec L. furent une bénédiction. Une fenêtre sur un monde que je n’osais espérer. Ça n’a même pas duré un mois : mon frère a été emporté. Mis en terre, mais pour ne rien y laisser pousser. Rien d’autre que de la peine, qu’on arrose matin après matin. Elle s’est fort bien portée, de ses couleurs automnales. J’ai cependant eu le sentiment que je gérais. J’y arrivais. Je dépassais. Mais quiconque a déjà perdu le sait : la colère est une étape non-négociable. Ce que j’ai pris pour un succès était une stase. Une longue parenthèse d’inertie. Une vie sous cloche, où rien ne savait m’atteindre. Pas même la passion, pas même le bonheur. Et j’y ai asphyxié celle que j’aimais, lentement, avec application. Bien sûr, sans m’en rendre compte. Me prendriez-vous pour un monstre ? J’ai failli perdre L., au terme de ces deux ans de non-vie. Sursaut espéré salvateur. Mais j’y reviendrai. Parce que ça a été interrompu par la terrible nuit. Et je vous le donne en mille : eux non plus, les assassins, n’auront pas eu ma haine, pour citer Antoine Leiris. Pour le coup, j’en suis plutôt fier. Savoir garder ma raison face à ce carnage, c’est probablement ce qui me distingue le plus des noirs chevaux d’Hécate. Et le gage de leur échec, du moins me concernant. Mais je sais que c’est un deuil aussi, et que sa boule épineuse est donc quelque part en train de se heurter contre mes parois, endommageant insidieusement ce qui peut l’être.
Durant nos derniers mois, L. était à mon opposé : une aigre colère suintant en permanence, une immense vague d’amertume. Contre les hommes, contre le travail, contre les politiques, contre le monde. Mais pas contre moi. Même alors qu’elle était dévorée, elle continuait de m’épargner. Et moi, misérable, je me murais dans le silence, impuissant tant à la réconforter qu’à la contrecarrer. Ma démission du monde était consommée, la stase était à nouveau là.
Quelle éducation, quelle vie d’homme peut ainsi vous laisser inapte à laisser surgir ce qui vrombit ? Peut-être est-ce pour ça que j’ai développé un goût immodéré pour le rock live, suant et éructant. Compenser ce qui enfle dans les vibrations et les éclats.
Je ne raconte pas tout ça par hasard. Mais parce que la nuit dernière, j’ai pu dormir huit heures d’affilée. Une éternité que je n’avais connu cela. Ça a été rendu possible par un weekend qui m’a laissé renouer avec une certaine sérénité. Voir des amis, des inconnus, des lecteurs (tout arrive !), ça m’a apaisé. Et ça a pu le faire, je le comprends à présent, car il y a eu récemment cette nuit catastrophique. Sous l’emprise conjuguée de l’alcool, de l’épuisement et de l’angoisse, je me suis montré odieux, insultant, presque violent, envers L. Qui, si elle a su se montrer compréhensive, m’en veut néanmoins. La colère a éclaté. Vilaine. Brutale. Injuste. L’horrible bête a jailli de ma poitrine, par ma bouche. Me laissant durablement honteux. Saurai-je un jour me faire pardonner ? Au moins sais-je aujourd’hui qu’elle est la pire part de moi. Qu’elle ne laisse derrière elle que le désarroi. Pour m’en prémunir, je comprends à présent qu’il faut que j’apprenne à verbaliser quand je suis piqué, voire ouvert en deux. Je l’ai fait, la semaine dernière, avec L. Pour qui c’était sans doute trop. A moins qu’elle ait juste besoin de progresser dans sa vie sans le boulet que je représente.
Je me surprends quoi qu’il en soit à ne pas en souffrir. Je me réveille le matin sans qu’il soit une déchirure de l’imaginer heureuse sans moi. Il serait même envisageable que je salue l’autre, ou le suivant, si je le croisais. Pas m’entendre avec lui, hein, nous ne nous sommes jamais entendus durant ces années où il planait au-dessus. Je suis juste dans cet entre-deux où je ne peux qu’accepter. Et envisager d’en sourire. Je ne suis pas naïf, je sais que c’est un discours qui n’engage que ce fugace instant, que mon parcours reste sinueux. Mais juste envie d’y cheminer, parce qu’on le mérite peut-être tous les deux.
Afterlife
Oh my God, what an awful word
After all the breath and the dirt and the fires are burnt
And after all this time, and after all the ambulances go
And after all the hangers-on are done hanging on in the dead lights
Of the afterglow
« la colère est une étape non-négociable » je valide et je plussoie, çà m’est tombé dessus dans des circonstances approchantes; pas cherché à la refouler, juste à canaliser mais le débit était puissant du coup…
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