Il serait tentant de laisser croire que la Terrible Nuit fut une fracture, une dévastation brusque d’une époque idyllique. Bien sûr, l’événement est considérable dans une vie, et il y a indéniablement un avant et un après. Ou plus exactement des avants, et bien plus encore des après. Pourtant, aussi loin que je m’en souvienne, j’étais sujet à une certaine mélancolie, en ces jours de Novembre. Le boulot, entre La Défense et Monaco, me pesait, de par son goût d’inaccompli. Et avec L., si nous avions surmonté une période difficile quelques mois plus tôt, j’avais le sentiment de buter encore, de ne pas être parvenu à son épanouissement, ni au mien par rebond. Je m’étais installé à Montmartre trois mois plus tôt, mais je peinais encore à me sentir à ma place à Paris.
Rien que la veille, c’est d’un pas trainant que j’allais boire un verre avec L., sa cousine (que j’aime pourtant beaucoup) et sa fille. L. nous a fait découvrir un de ces bars cachés un peu tendance, lieu insolite dissimulé dans un faux lavomatique. Je m’y sentais extrêmement mal à l’aise, entre l’exiguïté de la salle, la chaleur étouffante et le nombre bien trop élevé de clients au mètre carré. J’ignorais évidemment que ce genre de malaise au sein d’une foule allait bientôt devenir un de mes principaux handicaps en milieu urbain. C’était ce genre de soirée où, si je parviens à donner le change, je ne fais qu’attendre secrètement la libération d’un retour à la maison. Ça me laisse un peu honteux d’être parfois de si mauvaise compagnie.
Le lendemain, donc, au terme d’une de ces pénibles et interminables journées de travail sans saveur, je prenais donc la route pour le quartier du Marais. Y retrouver L. à sa boutique. Mon enthousiasme n’était guère florissant, mais ne vous y trompez pas : je me suis, comme toujours, illuminé en voyant enfin celle à qui je tenais tant. Probablement me suis-je néanmoins montré un peu bougon, c’était une période faste à ce niveau, mais j’étais pour autant infiniment heureux d’être à ses côtés. J’aurais juste souhaité être meilleur, plus sûr, pour elle comme pour moi. C’est à 19h qu’elle tourna la clé sur cette journée de labeur, nous laissant libres de cheminer doucement vers la salle de concert. A pieds, bien entendu, notre moyen de locomotion préféré. La météo s’y prêtait, et c’est toujours un petit plaisir de se promener dans Paris, quand la montre nous le permet.
C’est alors que nous sommes tombés sur la vitrine d’un maroquinier. Uniquement des sacoches. Quelques modèles seulement, déclinés en divers coloris et matières. L. m’avait déjà dit tout le bien qu’elle pensait des sacoches et besaces, moi qui me contentait généralement d’un vulgaire sac à dos, de quoi ranger mon laptop pour le boulot. Je trouvais l’idée séduisante, mais n’avais pas pris le temps de creuser plus avant. Or, les modèles que j’avais sous les yeux avaient un vrai cachet, inspiré des grandes heures de l’aviation du début du XXème siècle. Pénétrant la boutique pittoresque, je ne fus pas long à trouver mon bonheur. Une belle sacoche noire, dont la pièce supérieure était en cuir, et l’inférieure en tissus. Outre son ouverture normale, on pouvait également utiliser les boutons sur les côtés pour la déployer, dévoilant sa doublure de tissus rouge et ses nombreuses poches de rangement. Sur le devant, elle était estampillée d’une pièce de cuir en losange aux initiales de la marque, Léon Flam, du nom du grand père aviateur du fondateur. Oh, ne ricanez pas, j’ai longuement étudié le marketing moi aussi, et je sais comment une telle histoire habille un produit. Mais j’étais résolument sous le charme de cette pièce. L. a alors sauté sur l’occasion : « laisse-moi te l’offrir, ce sera ton cadeau de Noël, avec un peu d’avance. »
Je ne saurais cacher l’émotion qui m’a gonflé la poitrine alors. Ce genre d’émotion tellement dense qu’il faut laisser au temps le soin d’y mettre les mots. Ce n’était pas la première fois qu’on me faisait un cadeau, bien sûr. Mais jusqu’ici, on s’accordait à mes goûts, à mes sentiers confortables. Cette fois, j’avais affaire à une femme qui souhaitait me révéler à moi-même comme elle me voyait, bousculer mes habitudes. Un cadeau voué à me faire gagner en amplitude. Comprenez bien que jusqu’alors, j’étais ce genre d’homme dont la vie tenait dans les poches, un soi un peu rétréci. Et voilà que L. me voulait en mesure de porter mes idées, mes projets et ce qu’il me fallait pour les réaliser. Cette sacoche, c’était voir en moi celui sur la tête de qui j’appuyais avec application pour ne pas déborder au monde. Elle serait très certainement interloquée de ce que je dis ici, surtout que j’ai probablement fait preuve de mon flegme habituel, peut-être même un peu blessant, du moins décevant.
Il y avait néanmoins un bémol : le modèle de base ne pouvait se porter que par l’anse de cuir. Il était certes possible d’y greffer une bandoulière, mais cela signifiait qu’on ne pourrait récupérer l’objet que la semaine suivante. C’est l’option que nous avons donc choisie. Ainsi nous avons repris notre marche, les mains vides. Du moins jusqu’à un nouveau magasin, quelques dizaines de mètres plus loin. Où j’ai pu offrir des babioles à L., juste pour le plaisir. A savoir, une bougie macabre en forme d’animal en origami, qui laisserait apparaître un squelette de métal à mesure qu’elle se consumerait (vous ai-je déjà parlé du goût immodéré de L. pour les décorations gothiques, vanités, cœurs anatomiques et morbideries en tous genres ?), ainsi qu’une petite bague noire en forme de bois de cerf (qui se cassera dès la fin de la première partie du concert).
Avant d’entrer dans la salle, nous nous sommes installés dans un bar rock voisin le temps de prendre une bière. Un commercial représentant une marque de whisky animait un petit atelier de dégustation. L’endroit était plutôt bruyant, nous n’avons sans doute pas beaucoup parlé. Il devait être 20h quand on s’est décidé à entrer. A peine à l’intérieur, nous nous sommes arrêtés au stand de merch, le temps d’acheter deux t-shirts (je pressentais que le mien était trop petit, ce qui se vérifiera quelques mois plus tard quand je rachèterai le même à une taille identique), qui resteront sur le sol de la salle, comme nos autres petits cadeaux, après notre départ. Je ne suis pas tout à fait sûr de ma mémoire, mais selon toute logique, le jeune homme qui nous les a vendus s’appelait Nick Alexander. Ce qui fait de lui le dernier inconnu à qui j’ai parlé avant que les choses ne se compliquent. Un visage souriant et oublié à qui la vie sera arrachée moins de deux heures plus tard.
La sacoche est derrière moi, nonchalamment posée sur un fauteuil. Que contient-elle ? Le livre d’un ami, que je n’ai même pas commencé. Un porte-documents remplis de divers papiers médicaux ou légaux. Une console portable, que je prends soin de recharger avant de l’emmener, pour finalement ne jamais l’allumer. De temps à autres des vêtements de rechange pour une nuit. Mais ni rêve, ni belle idée, encore moins de grands projets. Je sais bien qu’elle n’a rien d’unique. Mais je me demande parfois qui en aurait hérité si nous n’avions pu aller la rechercher une fois la sangle posée. Quel usage en aurait été fait. Quel avenir elle aurait transporté. Nick Alexander l’aurait-il trouvée à son goût, s’il m’avait croisé arpentant Paris la portant à mon épaule ? Les grands aviateurs referaient volontiers un looping en apprenant que ma sacoche est un porte slips sales.
J’ai longtemps été sujet à cette culpabilité d’être vivant par le simple fait d’un hasard sournois. Que mon voisin soit touché sans que je sois même égratigné, c’était comme être saisis à la gorge. Le complexe du survivant, m’a-t-on dit. Mais je ne suis pas un survivant. Un re-vivant, tout au plus. A qui se serait ajouté le poids des malheureux. Combien de fois me suis-je retrouvé devant un train un peu chargé et à rester sur le quai, me disant qu’on ne pourrait pas tous tenir là-dedans, moi et les 130 perdus pesant sur mes épaules ? Mais les mois et années faisant leur œuvre, ce n’est plus tant cette effroyable loterie qui m’accable, que la cruelle ironie du sort. Tant de vies ont été fauchées, tant de projets, tant d’envies, de destins radieux qui le resteront parce que la vie ne les aura pas contredits. Alors que je peux passer des journées entières à fumer des clopes sur mon balcon, à ne faire absolument rien d’autre. Voilà mon grand dessein dans cette vie. Voilà pour quelle grande œuvre j’ai eu le privilège de sortir de cette salle sur mes deux jambes. Avec la femme que j’aimais, certes, mais qui est aujourd’hui fort loin. Ils entretenaient des espoirs fous, se donnaient les moyens de déplacer leurs montagnes. Et me voilà à me pavaner en short, parfaitement dépourvu de la moindre projection, du moindre saut dans l’avenir. Au moins ces heures de sérénité me permettent de le dire sans cracher mon amertume. Je peux à présent composer avec cette sinistre injustice, puisque nul ne saura me troquer, gâchis ou pas, contre un de ces regrettés. Je souhaite juste ne jamais avoir à soutenir le regard d’un parent endeuillé, d’une veuve dévastée. Et triturer la boule dans mon coin, aussi discrètement que possible, au cas où quelque chose en naîtrait.
Le documentaire sur Netflix s’achève sur les mots de Valérie : « au final, c’est toujours l’amour qui gagne ». Je ne suis pas convaincu de partager son optimisme. Mais en tant que vivante, je crois qu’elle a raison de s’y raccrocher, coûte que coûte. De l’amour à emporter, pour nous guider, et peut être, si on a un petit peu de chance, le faire fructifier. Je dois bien avoir une poche libre pour ça dans ma sacoche.
Stranded and broken
Another day where everything’s turning inside out
We went too far the other way
We’ll never get home