« Bonjour à vous ! J’espère que vous allez bien. Je souhaitais vous demander si vous êtes ok pour déplacer notre rendez-vous du 4 à 11h au 5 à 15h ? Ça devait vous manquer, non, les changements d’horaires ? Agnès »
J’adore Agnès. Vraiment. Une tempête d’énergie, mais toujours à l’écoute. Fine et néanmoins motrice. Une locomotive qui organise avec conscience un joyeux bordel dans lequel chacun se retrouve malgré tout. A commencer par elle, fort heureusement. Selon elle, je suis cependant grandement responsable de ce bordel, parce que la confusion est quelque chose que j’induis subrepticement dans la communication non-verbale. Juste ou pas, l’idée a le chic de me faire sourire. C’est à la fin du mois d’Avril que j’ai fait sa connaissance. Parce qu’elle est ma conseillère. Dans le cadre d’un bilan de compétences. Et là, je me dis qu’il ne serait pas déconnant de remettre un peu les choses en contexte.
J’ai commencé ma « carrière » au sortir de la fac de Lettres Modernes. J’étais évidemment gribouilleur à mes heures et passionné de littérature. Et, bien entendu, conscient que ça ne me mènerait à rien d’autres qu’à faire prof, même si j’avais envisagé le journalisme, parce qu’il fallait bien présenter une ébauche d’ambition à Papa et Maman. J’ai donc quitté la fac en 3eme année, un peu piteusement, pour devenir libraire en informatique. Ma principale compétence pour obtenir ce job : j’avais un PC à la maison. C’était une autre histoire le recrutement à cette époque, je vous jure… Une fois le CDI signé, j’ai commencé à angoisser à l’idée de faire ça toute ma vie, et me suis donc empressé de plaquer tout ça pour suivre une formation de web marketing. En fait, on appelait ça « cybermarketing » à l’époque, mais je ne saurais l’avouer sans baisser les yeux, et vous croiriez que je ne méritais dès lors pas mon diplôme (vous n’auriez pas totalement tort). C’était le moment idéal : en plein pendant l’éclatement de la bulle internet. Autant dire que rien que trouver un stage était un sacerdoce. Sorti de là, pas spécialement confiant, il fallait bien trouver un boulot. Un ami me propose alors de rejoindre une équipe de techniciens en informatique, pour un job enfantin, le temps de m’occuper quelques mois. Parfaite anomalie dans ce siècle, et malgré une longue période de chômage vaguement dépressive à intercaler dans les premières années, le gagne-pain pour six mois m’a finalement occupé quinze ans. Je la refais, parce que je sais bien que ce n’est pas commun : QUINZE ANS ! C’est vraiment surprenant pour un jeune homme de 32 ans comme moi. Ce qui est le signe qu’il faudrait que j’arrête cette blague un peu lourde sur ma jeunesse supposée (d’autant plus nulle que je ne suis pas vraiment coquet à ce sujet, et que ma barbe blanchit gaillardement de toute façon. Enfin ça, vous n’en savez probablement rien). Toute une carrière durant laquelle je me présentais inlassablement en société comme « usurpateur en informatique pour une grosse mondialisatrice pétroliférante ». Et pour ceux que ça choquait, je rajoutais que je faisais ça parce que je n’avais pas fait assez d’étude pour bosser dans l’industrie du tabac ou de l’armement. Sur les dernières années, j’aimais vraiment mon cadre de travail, mais j’avais quand même pas mal fait le tour de la question. Je commençais donc d’ores et déjà à envisager une reconversion, et surtout un bilan de compétences. Mais la fin du contrat avec mon client, dont j’ai déjà parlé, a surtout fait qu’il me fallait me respécialiser aussi vite que possible dans le cadre de ma petite SSII. Du coup, encore une formation, de « chef de projet multimédia », qui m’a parfaitement exaspéré, même si j’ai de nouveau décroché le diplôme.
Je ne reviendrai pas plus avant sur ce que j’ai évoqué précédemment. Ce qui était frustrant est devenu insupportable. Et tant L. que moi subissant cette usure, grignotant progressivement notre gaieté et nos espoirs, on s’est tranquillement installé sur les rails d’une dépression qui nous conduira à la rupture. Qui survint donc dès les premières heures de cette nouvelle année.
J’ai tenu trois semaines avant qu’il soit évident que la verticalité m’était devenue impossible. Mon médecin m’a donc arrêté. Ça fait plus de sept mois à présent. De hauts, de bas, de dialogues, de soins et d’écriture. Et, depuis avril donc, grâce à un partenariat avec un organisme ayant préparé un programme spécialement pour les personnes impactées par la terrible nuit, un bilan de compétences.
Ainsi arrive Agnès dans l’histoire. Une force blonde au sourire franc et à la poigne manifeste. Passionnée et perspicace. Je me sens très vite à l’aise avec elle. D’emblée, j’ose m’avouer qu’il serait peut-être temps de réintroduire du rédactionnel dans mon travail, quel qu’il soit. Et si possible de m’éloigner de l’informatique, qui demeure essentiellement un aléa de parcours. Je suis tout à fait conscient qu’on n’a pas plusieurs vies, mais une succession de carrefours. Ce qui nous permet de tirer profit de nos erreurs passées (idéalement, hein…). Alors peut être puis-je espérer rejoindre un peu ce qui était ma trajectoire d’origine, si floue et fluctuante fut-elle.
La première étape du bilan a été de définir (il s’agit plutôt d’une prise de conscience, mais bon) le travailleur que je suis, et des barrières que mon tumulte tout personnel dresse dans le cadre professionnel. La boite à outils à cet effet est fournie. Des tests divers et variés, afin de percevoir mon profil. Quelle surprise ! Il s’avère que j’ai une tendance à l’effacement et au retrait, doublée d’une incapacité intériorisée au conflit. Trop accepter, trop tolérer. Acquiescer, toujours. Bien sûr tout cela évolue, notamment mon rapport à l’inconnu, à la routine, à la responsabilité. Mais les pistes de travail sur soi ne manquent pas.
De même, j’ai eu l’occasion de travailler sur un génogramme. En substance, un arbre généalogique restreint focalisé sur la notion de travail, de formation, et tout ce qui peut avoir un impact comportemental dans ce cadre. Exercice inattendu mais qui s’est avéré passionnant. D’une part parce qu’il m’a encouragé à ouvrir une discussion avec ma famille sur mes aïeux et leur parcours (il n’est d’ailleurs sans doute pas anodin que je me sois depuis toujours tenu éloigné de ces questionnements). Et d’autre part parce qu’il est apparu qu’aucun discours clair par rapport au travail n’avait participé à mon éducation. Ce que j’ai fini par résumer par la phrase : « il faut bien travailler ». Au double sens, fataliste et qualitatif. Autrement dit, j’ai surtout réalisé que l’éventualité de s’épanouir au travail ne m’avait jamais été transmise. Ça peut paraître superflu, mais ça a pourtant été un choc de le réaliser. Et cela explique vraisemblablement pourquoi ma carrière a été jusqu’à aujourd’hui une succession d’opportunités que je me suis contenté de suivre sans trop réfléchir.
Enfin, j’ai aussi eu à définir des projets personnels, à hiérarchiser, évaluer, et finalement planifier et réaliser. Ce qui fut surtout l’occasion de réaliser à quel point ma relation avec L. et la confusion dans laquelle je baignais en ce début d’année parasitait l’exercice même du bilan. Au risque de m’en faire rater l’objectif, même si je tirais un grand profit de ces premières étapes de compréhension de soi. Notez d’ailleurs que figure parmi ces objectifs le fait de pondre au minimum deux posts par mois ici-même jusqu’en fin d’année (au-delà, on verra). Vous voilà donc prévenus. Ça explique aussi mon insatisfaction quant à mon improductivité estivale, notamment en Juillet. Baffez-moi à l’avenir.
Nous avons interrompu le bilan mi-Juin. A cause de divers empêchements. Et surtout parce qu’il m’est apparu que j’étais à ce point tourmenté que j’étais totalement inapte à la moindre projection. Or, commençant à travailler concrètement sur les pistes et méthodes, je piétinais littéralement, ne sachant me voir faire quoi que ce soit.
D’où une pause de deux mois. Eminemment bénéfique pour moi. Un temps de retour à la sérénité. Oh je n’ai pas beaucoup pensé à l’avenir durant cette trêve estivale. Mais me réancrer dans le présent s’est avéré salvateur pour moi. Alors où en suis-je aujourd’hui, à l’avant-veille de mes joviales retrouvailles avec Agnès ? Je suis mitigé, ma foi. Certes, des pistes soulevées il y a deux mois m’apparaissent aujourd’hui totalement hors de propos. Ecrivain public ? Documentaliste ? Il faut bien voir que j’ai déjà renoué avec l’écrit. Ici même. Que je n’en ai dès lors pas besoin dans mon travail, quel qu’il soit. Un ami me suggère d’écrire vraiment, un roman. Pourquoi pas, mais je suis déjà sur mon projet du moment, ici, et qu’il compte pour moi. D’autres pensent qu’il ne serait pas idiot de songer à faire publier « Novembreries ». Je suis assez d’accord en fait, mais il est trop tôt pour y penser (oui enfin si vous êtes éditeur et que vous souhaitez qu’on en parle, je suis ouvert hein, surtout si vous aimez bien parler de ces choses-là un verre à la main. C’est la saison des verres). Revoir de vieux amis ou même ma sœur m’a par ailleurs remis en tête l’idée de transmission. Et si l’idée de faire prof en collège ou lycée ne m’attire toujours pas, pourquoi pas pour autant envisager de donner des cours de français à des étrangers ? Et, à mes heures perdues, de le faire pour des migrants, ce qui serait en accord avec mon parcours des dernières années et me permettrait d’être en phase avec mes idées. Pourquoi pas ? Pourquoi pas…
Mais ce qui m’apparait le plus cruellement est que je me sens toujours aussi inapte au monde. Je ne me vois nulle part, et c’est une façon de se voir nul partout. J’ai beau commencer petit à petit à faire la paix avec moi-même, je reste par ailleurs submergé par l’idée que le monde ne m’attend pas, n’a pas besoin de moi. Idée renforcée par les nombreuses et très anxiogènes discussions de ces dernières années au sujet de la disparition du travail. Qui fait peser un poids de plus en plus dévastateur sur le travailleur, le confrontant à sa remplaçabilité permanente et inéluctable. Le travail est alors une menace. Que je ne veux pas transformer en aigreur, comme c’est bien souvent le cas.
Alors voilà la rentrée, et l’anxiété qui monte à l’arbre. Je vais néanmoins tâcher de l’aborder avec le sourire. Parce que pourquoi pas ? D’autant que d’autres facteurs renforcent ma confiance. Tout en la fragilisant. Enfin on en reparlera.
Ma chère Agnès, je n’ai pas la moindre idée d’où cela va me mener, mais j’espère qu’on pourra au moins en rire pour le temps qu’il nous reste à passer ensemble.
For every job, so many men
So many men no-one needs
En lisant ce billet, j’ai eu un peu l’impression d’etre (pardon, pas d’accents ici) au miroir. Beau et troublant au meme temps.
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Il m’est arrivé la même curiosité professionnelle: rentré dans une boîte de video par empressement d’avoir un premier boulot à peine sorti du service militaire, j’y suis resté… 22 ans!!
Comme toi, j’ai fait un bilan quand je me suis fait virer.
Et me souvient de ce souffle du grand champ’des possibles qui s’ouvre d’un coup, mais aussi un peu angoissant , avec aussi son cortège de naievetes, un peu comme on imagine un métier à15 ans sans savoir, et enfin largement perturbé par un contexte de séparation/licenciement/chômage. Au final cette même impression de subir les événements professionnels et non de les générer. Puis je m’adapte, encore et toujours. Le boulot ce fut de s’accepter tel quel alors que je croyais découvrir plein de trucs nouveaux avec ce bilan. Et puis arrive le moment où il faut faire bouillir la marmite rapido.
Pourtant j’ai toujours été fasciné par le nombre de métiers qu’on aurait chacun la capacité de pratiquer avec bonheur. C’est aussi cela qu m’a ralenti dans mes choix d’orientation après ce licenciement, pour finalement laisser les evenements décider…
Il faut que je retrouve ce bilan qui à plus de 5 ans pour voir ce qui a bougé.
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Tu sais qu’il serait pas mal qu’on trinque avant longtemps ?
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Oui je valide. Je suis un indecrottable casanier mais refusons les étiquettes et donc à la semana proxima dans un de tes qg!
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