L’Heure d’Hiver

Les Journées raccourcissent. Inexorablement. Bientôt il fera nuit à dix-huit heures. En fait, je le pressens, il ne tardera guère à faire nuit dès dix heures. S’installer dans un hiver intérieur. Un Novembre permanent, des ténèbres qu’on ne sait plus contenir. Il y a quelques semaines que la question me taraude : est-ce que cette parenthèse estivale de sérénité ne tiendrait pas finalement d’une triviale question de luminosité ? Succédant à des mois de grisaille, de pluie, de froid pénétrant, je me serais dès lors laissé berner par le simple retour du soleil. Efficace, certes. Mais à quoi m’attendre aujourd’hui ? Est-ce que je ne risque pas tout simplement de me relaisser glisser ? Je ne suis sûr de rien.

Mais je sens bien la part d’optimisme volontariste en cet automne. Proclamer quotidiennement « voyez comme les nouvelles sont bonnes ». Un doudou vaporeux que je serre affectueusement. Enlacer le vent. La dissonance constante qui en naît me paraît flagrante. Quelque chose ne colle pas.

Ça fait deux semaines que Serena ne va pas bien. Qu’elle est pliée en deux, se tordant de douleur, se tenant le ventre. Qu’elle mange à peine, et ne dort pas plus. Rancœur et confusion s’entremêlent à mesure que le temps passe, sans aucune amélioration. Que d’heures perdues à l’hôpital, depuis, à voir des médecins perplexes qui ne savent trouver la cause de ses tourments. Ces derniers jours je l’ai accompagnée. J’étais là. Quelle fierté d’être là pour la femme qu’on aime ! D’être ce soutien de chaque instant dans l’épreuve. Admirable fougère en pot au pied du brancard. La nuit dernière, les deux septuagénaires qui entamaient leur neuvième heure d’attente aux urgences trouvaient ça touchant, que je sois là, comme ça, pour elle. Quelle chance elle a, n’est-ce pas ? J’ai souri, bien sûr, c’est une part de ma politesse que de calfeutrer l’amertume. Aurait-il été plus juste d’admettre qu’à peine arrivé, j’ai failli faire un malaise sous l’effet de la chaleur ? Un champion de dévouement, vraiment, à tourner de l’œil devant une femme désespérée par sa souffrance. Mon rapport chagrin aux hôpitaux n’excuse rien. Personne n’entretient de bons rapports avec un tel cadre, qu’à peu près tout le monde associera à la mort, à un moment donné. L’endroit où on regarde la vie filer au compte-goutte jusqu’à l’assèchement. Où on croise cette violence qui ne frappe pas avant d’entrer. Où bien trop souvent les regards perdus trahissent ceux qui ne comprennent pas. Je fais donc piteusement l’éponge, contre mon gré. A mon tour d’être épuisé, de perdre l’appétit, de ne plus savoir me réchauffer. Qui pourrait se passer d’un soutien à ce point remarquable ?

Alors je m’inquiète. Et si sa douleur ne s’estompait qu’une fois que je ne serai plus là ? Je ne peux écrire cette phrase sans fermer les yeux. C’est bien ce qui se passera. Qui se passe, en fait. Parce qu’elle est en train de partir. La vénéneuse discussion est déjà ouverte. Et je vois bien qu’il n’y a aucune échappatoire. En écrivant ça, je réalise que je ne fais que précipiter. Car elle est ma lectrice, elle aussi, même si elle ne commente jamais. Tout au plus m’aura-t-elle demandé de corriger une phrase. Peut-être est-ce mon seul moyen de me réapproprier un peu notre échec. Mon insuffisance. Cela ferait de la séparation mon activité favorite pour cette année. Je ne sais pas à quelle absurde compétition je cherche à participer alors. Mais je peaufine mon classement. Je reste néanmoins sensible à l’ironie de la situation. Jamais je n’ai à ce point été assimilé à une obstruction douloureuse. Je n’utiliserai pas le terme médical, que je trouve tout à la fois cruel, facile et vulgaire. La métaphore serait dévastatrice, si elle ne désignait littéralement la mise en chair de mon incapacité à nous relever. Le diable mesquin sur mon épaule ne mord même plus, il se gondole bruyamment. Tous les fou-rires ne sont pas communicatifs.

« Qu’est-ce qui cloche chez moi ? », se demandent ainsi les gens dans de tels cas, pour meubler leur digestion. C’est dans un soupir las que se dessinent les réponses. Des femmes brillantes, fortes et indépendantes, je l’ai déjà écrit, c’est le dénominateur commun des femmes que j’ai aimé. Qui fait d’ailleurs que je ne les désaime jamais vraiment. Car cela continue à les faire resplendir même perdues dans leurs propres nuits. Mais ce sont aussi des femmes qui ont besoin de quelqu’un. Pour encaisser. Alléger. A leur corps défendant, parfois. Alors je parais, et elles sont séduites par la promesse tacite que je porte : je serai là. Puis elles sont déçues que je ne sache tenir cette promesse, ou plutôt par l’amer malentendu qu’elle porte en elle.  Car je ne fais qu’être là. Docilement. Me berçant dans une unilatéralité amoureuse. Incapable de rassurer, tant le doute me taraude en permanence. Elles sont alors accablées par mon amour comme seule proposition, inapte à insuffler, à améliorer. Elles en sont réduites à regarder la vacuité tourner dans le tambour, jusqu’à fatalement être ébranlées. Et désolées. Parce que la seule issue est dans la peine. Et que c’est bien malheureux d’attrister les gentils garçons.

Il n’en va pas autrement pour Serena. Je ne sais quand elle a commencé à renoncer. C’était en tout cas devenu prégnant à son retour d’Amsterdam, il y a un mois. A vrai dire, j’ai toujours senti que notre relation la mettait en contradiction avec elle-même. Elle me semblait écartelée. Je pense qu’il y a une part de prophétie auto-réalisatrice dans ce qui nous arrive. Quelque chose de rendu inéluctable par un biais fallacieux. Mais je sens bien qu’il y a une architecture que je reconnais trop dans cet éboulement, qui m’interdit de me dédouaner. Il est tentant de trouver ça injuste, de prétendre qu’on ne mérite pas ça. Mais quand on photocopie allègrement causes et conséquences de sa propre histoire, il est certainement temps d’avoir l’humilité de se taire. Ne laisser dans l’air que la musique. Eternellement contaminée par ces déchirements. Saler les madeleines.

Je n’aime pas la tournure que prennent les choses. Je n’aime pas qu’on puisse y entendre une lamentation. Car par ailleurs, je n’ai sans doute jamais été à ce point maître de ma vie, de ma trajectoire. Mon changement d’orientation, d’une part. Même si d’un seul coup il devient surtout une source d’anxiété. Qu’y résonne l’écho d’un « je ne suis pas prêt ». Mais c’est surtout ce qui se trame ici même, toujours, qui apaise la tentation d’angoisse. Notamment ces lectures publiques, qui ont démarré il y a peu. J’ai beau n’avoir aucun talent pour recevoir compliments et encouragements, je n’en ai pas moins été sincèrement touché par les commentaires et questions recueillis après cette première expérience. C’est d’autant plus simple que je me retrouve spectateur, moi aussi, ce qui me permet d’applaudir avec les autres, sans gêne. Katia et Anthony, à qui je dois cette formidable opportunité, sont tout à fait enthousiastes. Avec eux, je peux le partager. Juste avec eux. Je sais bien que ce n’est pas pareil. Qu’une fois rentré, je me retrouve seul avec des émotions et interrogations avec lesquelles je ne peux composer. Il y aura d’autres lectures à venir, ceci étant. Et je tacherai de m’y rendre encore, évidemment. C’est un projet auquel moi-aussi je me raccroche.

Il y a donc une vie hors le vrac du cœur. Probablement des motifs de satisfaction. De fierté, les grands soirs. Mais j’ai l’impression d’accrocher de beaux tableaux aux murs d’une pièce plongée dans l’obscurité perpétuelle. Alors s’il n’y a pas de rideaux à ouvrir, il me faudra bien bricoler ma propre lampe-torche. Devenir le conservateur zélé de ce musée hivernal. Serena a raison : on ne change pas, on est qui on est, pas plus, pas autre. Alors si les schémas sont condamnés à ne plus bouger, il va falloir que je m’invente une vie où je serai ma bienveillante compagnie. On me permettra au moins d’espérer pour le coup virer schizophrène. Ça m’occupera au coin du feu.

 

And you could have it all
My empire of dirt
I will let you down
I will make you hurt