Poucets

Novembre est là. Déjà. S’installant confortablement. Glaçant la peau. Secouant l’esprit. Il nous enroule dans son drap. Et, autant l’avouer, je m’y love. Une intimité annuelle. Une perturbation intégrée. On pouvait le prévoir. Après tout, il a donné son nom même à cet espace. Il a marqué notre parcours. Fait s’enfoncer les têtes dans les épaules, et baisser les yeux. Pourtant, il me surprend encore, entamant sa course encore plus brutalement que prévu. Un grand-huit d’émotions dès ses premières heures.

C’était attendu de longue date. Depuis le mois de Mai. L. m’avait annoncé avoir pris des billets pour le concert d’Echo & the Bunnymen. Dans la Salle. Sur les Lieux. Un retour annoncé. Ensemble. Même alors, dans cette situation, elle n’en démordait pas : nous avions traversé toutes les étapes ensemble, et il en irait de même pour cette dernière. Y retourner. Tous les deux. Elle me disait bien sûr que je pouvais refuser, ou changer d’avis à tout moment. Mais je n’ai plus vraiment de mal à m’engager ou prendre des décisions inconsidérées, cette année. La raison en est simple : j’évite d’y penser, jusqu’à 24h de l’échéance. Le doute et l’appréhension me saisissent alors qu’il est finalement absurde, voire impossible, de rebrousser chemin. J’accepte donc. Echo & the Bunnymen est un groupe mineur pour moi, qui n’a guère marqué mes jeunes années. Ces moments de « ah pas mal… Sans plus… ». Je me disais que c’était peut-être une bonne idée d’y retourner au bénéfice d’un tel groupe. Peu à perdre. Pas de conflit d’intérêts. Renouer avec le cours des choses, mais en musique. Nous avions déjà eu l’occasion de visiter la Salle, avant sa réouverture. Le temps de laisser émerger les émotions, et de réaliser à quel point la mémoire éloigne le danger. Ou le rapproche. C’est selon. Un peu flou. Mais il nous restait donc encore à y profiter d’un concert. La retrouver comme un lieu de vie, dont nous serions, achevant ainsi de nous remettre sur nos rails.

J’ai été étonnamment prévoyant. La semaine dernière, j’ai proposé à Serena de dîner chez moi, la veille du grand soir. Rien ni personne ne sait m’apaiser comme elle. C’est un peu pathétique, mais il n’était pas temps de jouer les fiers. D’ailleurs, je n’ai pas été si délicat. Je ne le lui ai pas proposé, mais demandé. Je ne le fais jamais, habituellement. Je n’aime pas confisquer la liberté de ceux que j’aime (c’est très illusoire et pernicieux, mais c’est un autre problème). Mais ce faisant, je savais bien à quoi je m’exposais. Je commence à être familier de son chaos. Je le pressens, tout le samedi durant. Et arrivé le soir, alors que je l’attends, l’inévitable. Pile. Elle ne viendra pas. Une douleur. Alors une colère triste. Alors une dispute. Puis je m’interromps. Parce que je sais qu’il est vain de lui en vouloir. Et surtout je sens qu’elle va plus mal que moi. Alors je retrouve ma place, me jure de ne plus attendre des autres, et de veiller sur elle, apaiser sa souffrance si je le peux. Il est tard alors. Trop pour un quelconque plan de secours. Je reste donc avec ma petitesse, qui éclipse miraculeusement l’idée même du concert. Au final, le lendemain soir, L. m’apprendra à la dernière minute que je me suis trompé de jour : le concert aura lieu lundi, et non pas dimanche. Je ne comprends pas. Ces derniers temps, je me mélange les pinceaux avec régularité dans le calendrier dès qu’il est question de la Terrible Nuit. J’étais justement avec Serena lorsque j’ai appris ça. Nous avons donc finalement eu droit à ce dîner. Et sa précieuse présence m’aura illuminé. Echapper à la débâcle à temps. Face.

Je ne pourrais prétendre m’être montré serein, alors que je prenais la route pour la Salle, où j’allais rejoindre L. pour prendre un verre dans un café voisin. Mais la soirée précédente avait entravé le boulet, l’avait empêché de prendre une ampleur suffocante. J’avançais donc dans la nuit tombante particulièrement douce pour la saison. Les dents serrées. Le regard un peu perdu. Je fais très bien le mec aux dents serrées et au regard perdu quand je suis dans le métro. Parfois je bats frénétiquement des doigts en prime. Genre grand ténébreux un brin psychotique.

Une étape. L’ultime. Ça avait toujours été notre force avec L. : faire ce parcours de l’après ensemble. Suivre les cailloux sur le chemin, comme des Petits Poucets désemparés. Un pas après l’autre. Les démarches médicales. Légales. Lors de la Terrible Nuit même, elle m’avait dit renoncer aux concerts, et refuser même de vendre ou donner les billets que nous avions déjà en notre possession, pour les semaines et mois à venir.  Et pourtant, ce fut sans doute notre première grande étape personnelle, notre première victoire. Le premier concert d’après. Et nous n’avons guère tardé. Il s’agissait de Pneu au Petit Bain. Le 29 Novembre. Juste quinze jours après. Mon ami Anthony a pris une place à la dernière minute, pour ne pas nous laisser seuls. Oui Anthony… Oh ne soupirez pas, je sais que j’ai deux proches amis qui s’appellent ainsi, et que j’ai bêtement oublié de leur prêter des surnoms. Est-ce si grave, dans la mesure où eux et moi savons ? Ne vous dispersez pas, ne me divisez pas, c’est bien assez difficile comme ça. Bref… J’aime beaucoup Pneu. Un duo guitare-batterie enthousiasmant qui joue au milieu de la fosse, entouré d’un public surchauffé et pressant. Mais ce soir-là, c’était surtout une épreuve, pour L. comme pour moi. Contre nous. Contre l’abattement qui menaçait. Alors on a surtout bu. Et parlé, beaucoup, avec Anthony, comme avec d’autres amis et amis d’amis présents. Je crois que nous n’avons pas regardé, ou peu s’en faut, les deux autres groupes. Même Pneu, en fait, nous n’en avons vu que quelques morceaux. Vingt minutes peut-être. Et ne nous cachons pas, nous étions en larmes. Sans qu’il n’y ait rien de triste dans la musique. Des larmes de sentiments contradictoires, imbriqués les uns dans les autres comme après un crash mortel. Alors nous sommes ressortis. Et avons persisté dans notre entreprise d’ébriété, jusque tard. La Terrible Nuit était dans toutes les têtes, suintait de toutes les conversations. Certains avaient perdu des amis, des proches. Le monde des nuits rock est petit. On avait vite fait de perdre, dès lors. Sur la fin, un jeune homme a commencé à parler fort, expliquant qu’il aurait aimé y être, pour affronter les tueurs, tenter de les désarmer, quitte à en mourir, mais pas sans essayer. L. l’a anéanti de mots, de descriptions, de colère. Je l’ai fait aussi, lui disant que je n’ignorais rien de la pulsion romantique de périr dans l’éclat. Mais que cette réalité est toute autre. Et te renvoie au goût de la vie. Si amer puisse-t-il être dans l’absolu, il est alors inestimable. Le jeune homme, alors que nous lui parlions, se ratatinait, laissant presque entendre des « Mais arrête… Je suis désolé ». Renvoyé à une enfance. Je n’arrivais pas à en être fier. Je mesurais juste l’incompréhension. Et le fait que je ne ferai plus cet effort, qui sera vite bien trop épuisant.

Bon ange-gardien, Anthony nous a raccompagnés chez moi, cette nuit-là. Bon ami, je lui ai offert mon canapé, qu’il n’ait pas à regagner sa lointaine banlieue. Je bénéficie d’un canapé Ikéa pas du tout dépliable, mais qui permet néanmoins de profiter d’une nuit douillette. Soyez mes amis, le canapé vaut le coup. Et quand je suis gentleman, j’en profite à votre place. Nous avons laissé Anthony trouver son confort, puis nous avons regagné ma chambre. L’envie était palpable et mutuelle. Je crois que bien que puissamment ivres, nous avons fait l’amour jusqu’au petit matin. L’autre comme refuge, comme expression de vie brute. Parfois nous nous interrompions pour parler bébé, pour parler mariage, pour parler « je t’aime ». Contrairement à ce que pensait L., je crois que ce n’est pas tant l’alcool qui s’exprimait par nos voix qu’un formidable besoin d’avenir. Si près de disparaître, nous devions à tout prix retrouver demain. Pourtant je sais bien que je ne suis jamais autant ancré dans le présent que quand je dis « je t’aime ». Tout sauf un plus tard, que j’assimile à la mort, à la séparation, à la disparition. Le lendemain, Anthony, qui n’a probablement pas passé une si bonne nuit que ça, par manque de discrétion de notre part, a néanmoins voulu sortir nous chercher des croissants. Sans les clés… J’ai sans doute encore des efforts à faire en matière de bonne amitié.

Dès le premier Décembre, nous avons repris la route pour les concerts, avec L. Savages à la Maroquinerie. Cette fois, c’était notre truc, on devait le dépasser, nous deux, rien que nous deux. Je connaissais très peu le groupe, mais L. m’en avait fait un retour dithyrambique en revenant de la Route du Rock. Un groupe de nanas percutant, habité et capable de retourner une foule de festival. Je n’ai pas été déçu, bien au contraire. Mais au-delà d’une forcément saisissante reprise de I Love You All the Time, c’est surtout la découverte de la chanson Adore, qui nous a remué outre mesure. Il y a des morceaux comme ça, que l’on compose sans trop savoir à quoi on s’expose. Comme s’ils ne voulaient un peu rien dire en tant que tel. On lance, on verra bien. Et parfois l’Histoire les rencontre, et les métamorphose. C’est ce qui s’est passé ici. « Maybe I will die maybe tomorrow, so I need to say… I adore life ». Je crois que nous ne nous sommes pas regardés, avec L. Mais nos larmes coulaient à l’unisson, chaudes et douloureuses. Une évacuation des eaux empoisonnées. Un morceau qui est immédiatement devenu le symbole pour nous de cette période des jours d’après. Un emblème un peu insuffisant, tant la période qui s’ouvrait promettait d’être complexe et contradictoire. Mais un baume quand même. Je crois que nous étions beaucoup à pleurer ce soir-là.

Il y a eu de nombreux autres concerts depuis lors. Certains plus faciles et exaltants que d’autres. Certains pouvant être motifs de terreurs sourdes en nous. Jusqu’à ce 5 Novembre. L’ultime étape. Je me sentais triste en arrivant, à vrai dire. Perdu dans mes propres troubles. Qui plus est, ma calamiteuse gestion des dates faisait que j’avais un examen médical tôt le matin suivant. Interdiction de manger ou boire de l’alcool passé 20h. Inutile de préciser que j’aurais évidemment tout donné pour pouvoir alléger ce poids dans ma poitrine, avec tout ce qu’il fallait de bière à cette fin. Mais non. Un flamboyant couple d’amis nous a rejoint. Le temps d’un dernier verre, tant pis pour la première partie. L. était anxieuse comme rarement, je le sentais bien. Nous sommes finalement entrés dans la Salle. Etrange sentiment de familiarité, mais expurgée de notre vécu commun. Je sens rapidement que je suis décalé. L. a choisi nos places avec soin : même en fauteuils, nous nous retrouvons quasiment là où nous étions lors de la Terrible Nuit. Oui, des fauteuils… C’est un concert de rock, mais un concert assis… Avant l’arrivée du groupe, toutes les lumières sont allumées. L. en profite pour aller se chercher une bière. C’est dans ce moment avec moi-même, en pleine capacité de voir, que je suis assailli par la mélancolie. L’endroit est le même mais différent. Je pense à tout ce sang versé, à tous ces malheureux, mais je ne les retrouve pas. Ce n’est que du béton, un simple bâtiment. Et c’est ce qui me taraudera tout le concert. Un concert sans vie, assis, où le rock ne pénètre pas. Bien sûr, on finira par se lever, mais ce sera trop tard.

C’est l’histoire d’un rendez-vous manqué. C’est ainsi que je le ressens. Etre là sans vraiment l’être. Voyager dans le temps mais sans les retrouver. Voyager en soi mais sans se réconcilier. Aucune mémoire vive ne me sautera au visage. Aucune rage ne naîtra pour nous donner envie de résoudre tous les problèmes à coups de batte à clous. Une pensée vaine pour des défunts qui ont abandonnés les murs. Juste une salle de concert, mais qui ce soir-là est dépourvue de vie. Tout n’est pas si noir, bien sûr, et je sais que j’y retournerai bientôt dans de meilleures conditions, au plus tard pour Idles. Mais je suis à côté. A quai. Le navire est parti sans moi. On se retrouve ensuite pour un dernier verre, où je ne bois rien. Puis je raccompagne L. à pieds, une longue marche. Elle en a besoin. Mais de nouveau je ne suis pas vraiment là. On parle mais on reste en surface. Même si nos frustrations respectives transpirent. J’ai aussi raté mon rendez-vous avec elle. Et ça me déchire. Parce qu’à compter de cette nuit, la Terrible Nuit m’est arrivé à moi. Juste à moi. A côté d’elle. Il n’y a plus d’étapes à franchir ensemble. Je suis à présent seul sur ma route. Même si nous tenons encore l’un à l’autre. Pour combien de temps ?

A ce moment, alors que je chemine aux côtés de L., je ne brûle que d’une envie. Retrouver Serena et l’étreindre de toutes mes forces. Tout enfouir dans ses bras, tout cadenasser en elle. Eteindre mon cerveau. Mais ça aussi c’est impossible. Ça aussi, ça s’est volatilisé. Je sors de cette nuit avec un sentiment de solitude absolu. Comme si tout mon corps s’asséchait sans espoir de retrouver le moindre filet d’eau. Je m’amenuise de ma seule présence. L’angoisse de l’isolement m’a même empêché d’écrire jusqu’ici. Parce qu’écrire appuie de tout son poids sur le fait que je suis seul. Et ça enfle dans ma poitrine sans que je puisse m’en défaire. Comme si plus rien ne savait me rallumer. Un funeste pilotage automatique. J’ai beau me dire que c’est sans doute temporaire, je ne vois plus de lumière. Et le peu de moi encore aux commandes brûle de me coller des baffes pour ce misérabilisme. Je suis juste impuissant. Accablé par une fatigue que nulle sieste ne saurait atténuer. Une fatigue intérieure. Comme si le passé s’était brutalement achevé. Comme s’il fallait se résoudre à changer de livre. Comme si on devait dorénavant s’accommoder du deuil qu’on bâcla tant.

I think last night
You were driving circles around me.

5 commentaires sur “Poucets

    1. Bien sûr. C’est juste que c’est un peu comme passer la ligne d’arrivée, lever les bras, choper froid, et réaliser l’indifférence générale. Ce drôle de sentiment quand la victoire n’est pas à la hauteur de l’effort. On se fait beaucoup d’idées en fait 🙂

      Aimé par 1 personne

  1. Je découvre ton blog, bravo, je t’ai lu attentivement, c’est un sacré truc à lire et çà m’a touché même je peux pas me mettre totalement à ta place. Merci de nous faire partager , j’espère vraiment que çà t’aide.
    Bon t’as raison pour Echo and the B. mais je me souviens quand même de ce nom , ils ont du faire un titre ou deux restés dans les charts, j’irai voir 😉 Bises.

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