C’est une petite maison de plain-pied, perdue dans la campagne valdoisienne. Petite n’est sans doute pas le mot juste. Ni grande, d’ailleurs. De même, lorsqu’on me dit que ceux qui nous y remplaceront auront beaucoup de travaux à faire, je n’arrive pas à concevoir de quoi l’on parle. Elle est ainsi, c’est tout. Elle est chez nous. Une éternité gravée.
Il n’y a pas d’avant elle, pour moi. Mes parents s’y sont installés dans l’année qui suivit ma naissance. Il n’y a pas eu de monde sans. Mon père y est resté après le départ de ma mère, quand j’avais neuf ans. J’ai cessé d’y vivre à quinze ans. Mon père a peuplé ces murs jusqu’à ce qu’il s’évanouisse à son tour, il y a un an. La maison comporte quatre chambres. Chacune aura été la mienne à un moment ou à un autre. Même alors que je vivais chez mes grands-parents. Elle n’aura pas tant changé, durant ces quarante ans. Il y règne toujours une impression d’ancien. Ou plutôt, comme si un peu d’Allemagne s’était échoué dans ce patelin tranquille. Une pesanteur rurale, une aura de lenteur. De quoi constituer un rythme pour une vie.
Mais c’est son jardin qui donne toute sa valeur à l’endroit. Vaste et allongé, il est délimité par une clôture et un petit ruisseau. Au fond, un petit bassin arrête le temps. Mon père s’installait souvent au bord pour compter les poissons rouges. A l’ombre des grands arbres. De nombreux arbres d’une grande variété ont surplombé cette pelouse. Marronniers, thuyas, saules, palmiers, oliviers… Un bosquet de bambous nous protège même des regards de la rue. Je ne conteste pas le peu de cohérence de l’ensemble, mais la mémoire l’a érigée en harmonie. Certains de ces arbres sont tombés, sous le souffle des tempêtes. D’autres, devenus trop imposants, ont été coupés par mesure de sécurité. Mais le jardin n’a jamais perdu de sa sereine chatoyance. Un tel cadre invitait évidemment la nature à le visiter. Un héron métronomique revenait années après années. Des familles de canards. Des escadrons de taupes suicidaires. Des chats errants. Même un chevreuil est venu se reposer sur la terrasse, récemment.
Un jour, le psychologue qui m’a le plus longtemps suivi (fut un temps où je daignais encore me faire soigner) m’a demandé de me représenter un endroit tranquille et rassurant, et de le lui décrire. Une safe place, en somme. Naturellement, la première image qui m’est venue surgissait du cœur de la Terrible Nuit. D’un commun accord, nous avons estimé que ce n’était sans doute pas approprié à l’exercice. Je me suis donc rabattu sur cette pelouse. Le vent léger. Le ciel bleu à peine dérangé par quelques nuages immaculés. Le bruit de la balancelle. Une serviette sur le sol. Et une robe blanche venue de nulle part et portée par personne. Sans doute cela tenait-il essentiellement de la création mentale. Un cerveau qui fait ce qui lui plaît. Mais je sais malgré tout où j’étais. Chez nous.
Longtemps, l’endroit grouillait aussi de jeunesse. Les copains d’école, ceux-là même avec qui j’étais en contact constant durant nos récentes heures suspendues, venaient régulièrement le samedi. Des après-midis entiers à s’adonner à divers jeux de rôles. A lancer nos premiers groupes de rock, à reprendre les classiques qui nous étaient chers. Quand la chaleur s’y prêtait, à se lancer dans de sauvages batailles d’eau. Invariablement alors, elles s’achevaient lorsque l’un de nous tombait dans la rivière. C’était inéluctable. Ce qu’on doit éviter est à coup sûr si tentant. « Il ne faut pas… » Alors on tombait à l’eau, comme plus tard on tombera amoureux. Les rires en plus. Parfois, à la nuit tombante, nous nous promenions, entre quelques élus, jusqu’à la vieille église classée, ou jusqu’au lavoir du village voisin. On prenait alors place pieusement, puis nous commencions à improviser des histoires. Pas pour faire peur, encore que cela soit arrivé. Juste pour extirper ce qui se terrait au fond. On s’est prêté à ce rituel dans des endroits improbables. Sur le toit de manoirs délabrés. Dans les profondeurs de carrières abandonnées. Forger un lien tacite qui survivra aux années. Autant que possible.
Ne nous y trompons pas. Ce n’est pas cet amalgame de souvenirs disparates ne demandant qu’à se rendormir qui rend cet endroit précieux. C’est sa permanence. Un refuge immuable. Malgré les séparations, malgré les deuils, cette maison est restée ce lieu où les miens se réunissent chaque dimanche. Même si je tends à espacer de plus en plus mes visites, je sais. Je sais où ils sont. Quelle paix ils y trouvent. Comment l’âpreté de la vie reste au portail, laissant à chacun un moment de répit, de partage. Même depuis mon ermitage parisien demeure cette balise dans la tempête. Au-delà même du vivant. Car ce village, c’est aussi son cimetière. Là où reposent mes grands-parents, mon père, mon frère. N’ayant pris soin de me fabriquer une vie propre, c’est probablement là que je serai enterré à mon tour. A la lisière de ce village où plus personne n’habitera. Juste un nom qui ne voudra plus rien dire gravé dans le marbre. Car ce nom de famille disparaîtra avec moi. Même ces pages ne le raviveront pas, vu que j’ai préféré en emprunter un autre ici. Un vague souvenir qu’on peinera à remettre.
Car cette maison va disparaître. Aucun d’entre nous ne souhaite y vivre. Personne ne veut endosser le poids de sa mémoire. Alors ma mère m’a appelé hier. M’avertir qu’une proposition d’achat avait été faite. Ce sera peut-être cette personne. Ou bien un autre inconnu. Mais la gomme fera inéluctablement son ouvrage. Les murs seront ce palimpseste ignoré. Aucune trace ne restera de nous. Pas de I was here caché sous le papier-peint. D’autres éclats résonneront le dimanche, recouvrant le souvenir de ceux d’antan. Ma mère m’encourage bien à profiter de l’endroit, pour ce dernier été. Mais ça me semble saugrenu. J’avais espéré, un temps, partager cela. Tenter de le faire comprendre. J’en avais parlé avec Vie, l’an passé. Mais ça ne me semble plus guère avoir de sens à présent. Comme si j’étais voué à garder ce secret en moi, inapte à le révéler à quelque viande saoule de passage. C’est ce qui disparaît avec l’intimité.
Les murs ne veulent plus dire grand-chose pour moi. Même ceux de mon appartement. Une surface au sol comme une peau de chagrin. Un rétrécissement féroce, une disparition de l’espace. Ces derniers temps, il n’est pas rare que je me sente prisonnier de moi-même. Emmuré dans mon crane. A regarder le monde devant moi sans pouvoir rien faire ou dire. Comme face à un écran de cinéma qui s’éloignerait doucement. Je suis mes propres murs. Un pôle silencieux qui regarde l’univers tourner. Peuplé de ses soirées histoires, de ses dimanches à la campagne, de ses inscriptions cachées.
C’est donc à cela que ressemble la fin des temps ? Quand l’Histoire s’achève ? Une simple signature, un échange de clés. Ce qu’on pensait figé n’est simplement plus là. On ne savait pas que nous étions retenus, et voilà qu’on lève l’ancre. Non… On la décroche, on la laisse au fond. Mais s’il n’y a pas de terre en vue, peu importe de dériver ou pas. Ce n’est jamais que de l’eau à ne plus savoir qu’en faire. Et un mal de mer.
Because the tide is high
And it’s rising still
And I don’t wanna see it at my windowsill
❤
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