Kafka à la Fenêtre

Elle rit.

« Non, rien, mais tu as un drôle d’air. »

A la fenêtre, je tapote doucement ma cigarette pour faire tomber la cendre, je la regarde dans les yeux et souris à mon tour, amusé. Je crois que j’imagine bien de quoi elle veut parler. Combien de fois ces derniers mois ai-je manqué le rendez-vous des retrouvailles ici ? Malgré mon silence, la constance avec laquelle je persistais à permuter les mots, les phrases, comme un aventurier égrainant patiemment toutes les combinaisons d’un coffre. Pour ne finalement jamais donner signe de vie. Repousser sans cesse, à plus tard, à après le réel, le toucher, le sourire. Composer en vain, dans ma tête, sans jamais rien encrer. Il me manquait alors ce qui me taraude aujourd’hui. L’impératif d’écrire. L’imminence d’une échéance. Que je ne peux feindre d’ignorer à présent, tant le monde entier semble se mobiliser pour me la rappeler. Le Procès va s’ouvrir et je ne peux m’y dérober.

Ces derniers jours, les articles de presse se multiplient, saturent, débordent même. L’effervescence est inévitable. Ce n’est pas un ras de marée juste pour les victimes directes. Tout un chacun est violemment tiré par la manche. La semaine dernière, alors que la bière trempait ma moustache, j’ai reçu un message d’une amie de lycée. Pas revue depuis des années, c’est tout juste si on songe à s’envoyer un message d’anniversaire de temps à autres. « Hey David, t’étais au Bataclan, toi ? Pas de soucis si tu n’as pas envie de répondre. » Bien sûr, j’ai d’abord été estomaqué. La question était abrupte. Mais ça a déclenché un mouvement de compassion de ma part. C’est une femme discrète, sensible, autant que je m’en souvienne. Cela me dit surtout à quelle point la pression du moment la submerge, quelles douloureuses angoisses les évocations permanentes de cette semaine doivent réveiller en elle. Par contraste, ça me dit aussi à quel point la période me semble surréaliste. Jusqu’au début de l’été, le Procès me paraissait parfaitement virtuel. Mon avocate avait beau m’en parler régulièrement, c’était mon éternelle Saint Glinglin. Une chose dont je ne savais intégrer vraiment qu’elle approchait. Une fracture du calendrier. Début juillet, les parties civiles ont été conviées à visiter la salle d’audience, afin de donner corps et l’occasion de poser les éventuelles questions qui pouvaient nous tarauder.  Je m’y suis rendu avec une nonchalance plus qu’inhabituelle. Je n’ai pas préparé mon trajet, n’ai pas vérifié sur plan, ce qui est pourtant ma coutume. Je me suis même offert le luxe de traîner la patte, au soleil, au point d’arriver avec cinq minutes de retard. Evidemment, je me suis trompé d’entrée. Dès lors, aucun des policiers croisés n’a su m’indiquer mon chemin, ne comprenant même pas à quoi je faisais allusion. Faut dire que les mots se bousculaient chaotiquement en sortant de ma bouche. Une fois dans la cour, la façade du Palais de Justice m’a alors écrasé de son poids. Au téléphone, M. tentait autant qu’elle le pouvait de me guider (elle est une habituée des lieux). En vain. Quand j’ai constaté que j’avais une demi-heure de retard, j’ai compris que je ne voulais pas être celui sur qui tout le monde se retournerait quand je pénétrerais, penaud, dans la salle. Je ne pouvais pas assumer cette attention-là, pas dans ce cadre.  J’ai donc renoncé et m’en suis allé, terrassé par l’accablement. Je réalisais enfin, douloureusement, l’importance que pouvait avoir cet événement pour moi.

« Qu’est-ce que vous attendez, vous, du Procès ? » C’est la question omniprésente. Principalement adressée aux victimes, elle se décline néanmoins à tout va, quel que soit le protagoniste. Autour de moi, on n’ose encore pas trop, mais ça affleure néanmoins. Et me fait cligner des yeux frénétiquement, lorsque je cherche une réponse. Je regarde interloqué la documentation de Paris Aide aux Victimes à l’usage des parties civiles. On dirait la plaquette d’une agence de voyage. Le procès me semble absurde. Incompréhensible, devrais-je dire. Son gigantisme. C’est une litanie de superlatifs, de chiffres démesurés. De nombre, de taille. Et j’ai l’impression que les dimensions ne cessent de s’amplifier à chaque fois que j’y suis confronté. Je ne sais pas s’il y a une section Justice dans le Guinness Book, mais il y aura bien des âmes charitables pour homologuer tout ça. Historique est l’adjectif canonique. Un indissociable attribut. Avec un grand H, c’est toujours l’histoire des autres, ou au mieux l’histoire du Nous. Mais comment se situer quand on n’est qu’un petit soi ? Comment flotter quand on ne peut avoir pied ? Se laisser porter, simplement, sans doute. En espérant que la houle ne nous fera pas boire la tasse.

De prime abord, je crois que je n’attends rien. Peut être que les faits se trouveront parfois clarifiés. Que certains aspects de cette nuit, de sa préparation, de son déroulé, des responsabilités, deviendront des vérités gravables. Une vingtaine d’hommes seront jugés. Mais ce n’est pas leur condamnation que j’attends. Juste leur confrontation au Droit des hommes. Une justice normée. Qui ne fera pas fi de leur humanité. Un Code sans doute implacable mais qui respectera leur droit à une défense. L’absolu opposé du hasard et de la démesure. Conclure une nuit d’atrocités par une parole de civilisation. Une justice à notre portée.

Je doute fort que les mis en examens nous apportent grand-chose. Mais je n’insulterai pas l’avenir. On verra. Je ne saurais pas mieux dire que « on verra ». Mais si ce n’est évidemment pas le procès des victimes, elles seront néanmoins présentes. Sur les bancs. Et à la barre. Leur parole résonnera elle aussi. Je m’en réjouis. Je ne témoignerai pas, pour ma part. Je peux déjà m’exprimer. J’ai ce privilège. Ma barre est ici. Même si je dois alors faire preuve d’honnêteté, et admettre qu’en contournant constamment la Terrible Nuit, en en normalisant parfois absurdement la portée, en la prenant par le petit bout de la lorgnette, je ne suis sans doute pas à la hauteur de ce qu’elle a été, de ce qu’elle représente. Et encore moins à la hauteur de ceux qu’elle a le plus fait souffrir. Beaucoup gardent cette douleur en eux depuis près de six ans. Une intime mélopée brûlante. Qui va pour certains enfin pouvoir jaillir de leurs entrailles. Le verbe pour se souvenir. Pour expliquer. Ce qui leur a été amputé. Ce qui nous a été enlevé, en tant que communauté. J’espère que certaines de ces voix sauront atteindre les consciences comme les intelligences. Même si je n’ose espérer qu’elles toucheront ceux qui en portent la responsabilité. On verra.

Peut être qu’une de ces voix permettra à chacun de comprendre que si la société passera naturellement à autre chose, il est vain d’en attendre de même de ceux qui ont été directement confrontés à cette nuit de novembre. Que l’injonction à la résilience n’est qu’une façon polie de demander à tourner la page, comme le sif sonne plus élégamment que la raie du cul. Il n’y a simplement pas de page à tourner. Pas au sens où on l’entend généralement. On avancera, bien entendu, comme je le souhaite à tous, mais on construira avec. Pas sans. Il n’y a pas de grenier, pas de cave assez vaste pour y cacher ça. Je suis David. Mais pas que. Je suis la Terrible Nuit aussi. Et il en ira ainsi de nous tous. Comme en ces temps anciens où chacun s’appelait Bidule, fils de Machin.

Ce weekend, j’ai pu revoir la grande famille de Life for Paris, pour un apéro judicieusement planifié, au bar de Colin. Se nourrir de la force des autres. Apaiser nos appréhensions. L’occasion de comprendre que le Procès sera aussi une épreuve collective. Que nous aurons besoin les uns des autres. J’ai été heureux de voir un couple d’amis qui jusqu’ici s’était tenu à distance de l’association. Elle m’a dit avoir souffert, lors de la visite de la Cour, de n’avoir pu partager, d’avoir vus des groupes se former partout alors qu’elle se sentait exclue, seule. J’espère que chacun saura trouver une épaule, une main à serrer. Qu’on saura encore rire autour d’un verre. Ou avoir quelqu’un auprès de qui nos larmes ou notre colère trouveront refuge. C’est dans cet Ensemble que je trouve mon soulagement. Je pense aussi à mon avocate, au vertige qui doit être le sien. Je pense à l’admiration et à l’infinie reconnaissance qu’elle m’inspire. L’événement est sans doute monumental pour elle, mais j’imagine aussi ce qu’a dû représenter pour elle d’accueillir ses clients, leurs mots et leur douleur. Et je n’oublierai probablement jamais l’humanité, la dignité et le professionnalisme dont elle a toujours fait preuve. J’espère que ces qualités marqueront l’ensemble des débats et des protagonistes. On verra. 

Je ne sais pas à quel rythme je suivrai le Procès. Ni comment. Mais je refuse de ne pas essayer. Je ne veux pas regretter d’être passé à côté de ce qui est aussi mon histoire. Avec son tout petit h. Même si je ne peux anticiper quelles réactions cela occasionnera chez moi. Car ce procès se soldera par un jugement. Une fin. Et c’en sera fini de la Terrible Nuit. Ne restera plus que ce qui m’appartient. Je repense à M., allongée sur son canapé, à son rire bienveillant. C’est sans doute ça que j’attends vraiment du Procès. Qu’il se termine. Qu’enfin ce ne soit plus le passé qui obstrue mon horizon. Que je puisse enfin, librement, sans plus rien attendre, me consacrer à ce qui compte vraiment à présent. Demain.

In an ocean of noise
I first heard your voice
Now who here among us
Still believes in choice?
Not I!

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